Film attendu au tournant,
Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot a tout du
pitch taillé sur mesure pour
Gus Van Sant, de qui on pouvait encore espérer un retour en forme. Grand projet biographique sur un personnage qui a dû apprendre à surmonter ses propres faiblesses, grand projet sur ce personnage et sur ceux qui l’ont entouré et qui forment ensemble une mosaïque de l’Amérique telle qu’elle est lorsqu’elle se confronte non plus à des difficultés d’action, mais à des difficultés d’existence. Le film distille de la vie d’un homme ses problèmes les plus profonds afin de lui (et nous avec lui) donner la chance de les transcender.
À l’instar de Cobain et de Milk, Callahan n’est pas bien dans sa peau. Son enfance le hante, le fantôme de sa mère qu’il n’a jamais connu le harcèle (il a été laissé à l’adoption), tellement qu’il boit tous les jours, dès le matin et jusqu’au soir, sans être en mesure d’exister s’il n’est pas étourdi. Contrairement à ce que l’on pourrait penser,
Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot n’est pas un film sur John Callahan le
cartoonist, c’est un film sur John l’alcoolique.
Joaquin Phoenix le campe avec son talent naturel, tandis que
Jonah Hill, méconnaissable en gourou christique, lui sert de mentor dans sa quête de désintoxication. Très rapidement, le film de Van Sant instaure une structure téléphonée, qui alterne avec une rigueur ennuyante les allers et retours entre un présent où Callahan donne des conférences sur l’alcoolisme et sa relation au dessin, puis un passé retracé en ordre chronologique, nous montrant comment il a perdu l’usage de ses jambes en tombant sur le personnage de
Jack Black (la plus grande performance du film), et comment il a appris à ne plus trop s’en faire en rencontrant celui de
Rooney Mara. Quatre grands comédiens dans un film gravitant autour de la dépendance à l’alcool, il n’y avait pas de quoi s’en faire ; les écarts de conduite, les engueulades, les regrets à demi-mot, les repentances tardives, tout ce qui constitue la donne émotionnelle habituelle de ces récits avait une distribution pour la rendre dans toute sa richesse humaine.
Malheureusement, on constate assez rapidement qu’au-delà de Jack Black, qui marque l’ensemble du film en deux scènes seulement, Phoenix, Hill et Mara jouent des archétypes, des personnages qui ne semblent aucunement exister en dehors du rôle actanciel et symbolique qu’on leur demande de tenir. Or les archétypes permettent évidemment à la structure du film, que Van Sant a modelé sur le processus de guérison en douze étapes des Alcooliques anonymes, d’être ludique, préhensile, mais comme ce
Don’t Worry procède par vignettes et que toutes les tensions sont évacuées par son montage alterné, les protagonistes donnent l’impression de faire du surplace, d’apparaître et de disparaître dans la vie d’un homme dont les problèmes n’ont absolument rien de passager. En ne nous laissant jamais vivre la souffrance qu’implique la désintoxication, la douleur du changement malgré soi, Van Sant livre un joli film inoffensif, et dont la passivité a quelque chose de mensonger (et c’est sans parler de l’insupportable morale psychanalytique qui décrit son rapport à la mère). C’est une œuvre qui, parce qu’elle est faite par d’excellents professionnels qui se sont laissés porter par leur efficacité, se complaît dans une facilité de la mise en scène qui gomme toute difficulté à l’écran.
Car un alcoolique, pour ne plus l’être, passe nécessairement par des prises de conscience
terribles, par des relations qu’il échoue à entretenir, ou encore par des tentatives qui avortent, des victoires qui se transforment en défaites, etc. On pourrait ensuite prétexter, à la défense de Van Sant, que s’il refuse de mettre en scène le chemin de croix de Callahan dans ce qu’il a de plus pénible, c’est pour nous ménager, nous rapprocher de la démarche artistique du dessinateur, qui n’a rien de misérabiliste. Au contraire, le trait de Callahan a toujours été faussement fragile, vibrant sous toutes ses rayures, comme une extension de son corps qu’il avait appris à maîtriser en dépit de son handicap ; son humour, lui, était abrasif, il se moquait des handicapés, des minorités, des riches, des pauvres, célébrant l’Amérique en en faisant un saccage dénué de toute véritable méchanceté. Ainsi, son dessin fâché ne faisait preuve d’aucune rage sinon celle de l’engagement, de l’ironie (que son ironie est parfois sadique !), des traits qui collent plutôt bien à la personnalité de Phœnix.
Pourtant, le manque de tension de
Don’t Worry nous rattrape lorsqu’on se penche sur les carnets de Callahan. À l’image de son alcoolisme et de sa réadaptation physique, son travail de
cartoonist est tenu pour acquis, comme si un beau matin il avait pu calmer ses membres incontrôlables, qu’il eût su les dompter suffisamment pour jouir de leur imprécision et devenir un illustrateur prolifique. D’ailleurs, de nombreux moments charnières dans l’évolution du personnage défilent dans une série de balayages ralentis, dans des montages à l’iconographie commune et sans grande présence. À trotter sans cesse du côté facile de sa vie, la compression des sentiments que propose Van Sant fait place à une sérénité ennuyante, nous laissant seuls avec le talent de ses comédiens qui habitent le film sans jamais le marquer ; Hill semble déguisé, disponible pour un rôle d’une importance que le scénario ne lui donne jamais ; Mara subit quant à elle le plus triste des sorts, prisonnière d’une aidante devenue hôtesse de l’air qui maintient le même ton et la même opinion de ce qui l’entoure à travers les années, en venant à symboliser une forme de bonté gracieuse que Van Sant invoque sur commande, sans la préparer, sans la justifier comme un élément dramatique. Si ce n’était pas du talent naturel de sa distribution,
Don’t Worry, He Won’t Get Far on Foot aurait été un téléfilm oubliable. En attendant, il peut au moins être une porte ouverte sur le travail d’un des grands dessinateurs politiquement incorrects du 20
e siècle.