« Vive le Québec libre! », « Speak White », « Audi alteram partem », c’est lui [1]. Gaston Miron, Claude Gauvreau, Michèle Lalonde, Marie Uguay, Félix Leclerc, Pierre Bourgeault, Bernard Landry, c’est lui. Le chat dans le sac, Léopold Z, c’est lui. Les Smattes et Les Vautours, c’est encore lui. Le RIN, les Jeux Olympiques, les Nuits de la poésie, c’est toujours lui. À l’affût des histoires ou de l’Histoire, il aura, par ses films, cristallisé le passé, éclairé le présent, embrasé le futur. Et on doit ces œuvres brillantes à un homme qui s’est tenu dans l’ombre des plus grands : Paul Vézina, Gilles Groulx, Gilles Carle, Michel Brault, Claude Jutra. Et c’est sur lui que ce documentaire dirige le projecteur.
Pendant plusieurs jours (c’est ce que le cheveu – tantôt long, tantôt court — nous permet de déduire), Michel La Veaux a interviewé Jean-Claude Labrecque qui, assis dans diverses salles obscures (c’est ce que les sièges — tantôt rouges, tantôt verts — nous laissent deviner), jette un éclairage sur son parcours cinématographique. Les images de sa filmographie et les nombreuses photos d’archives auxquelles le montage laisse une large place permettent au Maître de dévoiler l’inventivité technique dont il a fait preuve pour les filmer en même temps que les coulisses de ces grands moments qui ont façonné le Québec. Le souffle court, mais l’œil étincelant, Labrecque égraine les anecdotes de tournage, affiche sa fascination pour les appareils, expose sa vision du cinéma. Avide, boulimique, jamais rassasié, il aura chaque fois poussé d’un cran ses recherches formelles pour ouvrir sa fenêtre ou tendre son miroir.
Et c’est alors que l’ogre imposant se cachant derrière une barbe en broussaille se révèle un sympathique ourson dont l’ouate s’échappe par les déchirures. C’est un « taiseux » qui se raconte avec générosité. C’est un cyclope qui sait se faire discret (cachant même son attirail pour ne pas gêner le réalisateur qu’il sert). C’est un homme posé qui flirte avec les extrêmes (du téléobjectif au grand angle). C’est un homme affable et conciliant qui n’a pourtant jamais écouté ceux qui ont cherché à lui mettre des bâtons dans les engrenages. C’est un homme, à la fois, humble et téméraire. Car il en faut, de la témérité, pour faire fi des conventions que le protocole commande et se coucher dans la Lincoln qui voiture le Général entre des kilomètres de foule, pour se sacrer au milieu d’un stade inachevé afin de suivre les athlètes en faire le tour ou pour entrer dans la chambre d’hôtel du Premier ministre quand celui-ci félicite, la gorge nouée, son opposant de l’avoir détrôné. Et il en faut de l’humilité pour laisser choir, sans même paraître pavaner, au sujet de ses innombrables productions : « C’était réussi! »
Les questions de La Veaux (admiratif), sont simples, pertinentes, attendues : « Qui a eu l’idée de ce film? », « Comment est venue la façon de filmer? », « As-tu eu le temps de faire tout ce que tu voulais faire? » Les réponses de Labrecque (admirable) constituent autant de leçon de cinéma : « Je marche par intuition. » — « J’ai une mentalité d’archiviste. » — « Il faut posséder l’événement. » — « La caméra dicte le cadrage. » — « Le plan doit être magique. » —« Le plan doit être bon, bien cadré, bien éclairé… » — « La beauté du plan renvoie à la beauté de l’humain. » — « Quand tu tournes un gros plan de visage, tu tournes un pays. » — « Je veux montrer comment le Québec se construit. » — « J’aime beaucoup le Québec, j’aime beaucoup les gens qui y vivent. » — « Il faut s’approcher des gens et les aimer… » — « Le cinéma doit écouter les gens. » — « Il faut filmer à hauteur d’homme. » — « C’est ce qu’on fait de mieux, nous ».
Car l’ours aime les hommes. Il se dit même fasciné par eux (les poètes, notamment). Il leur jette un regard tendre, leur prête une oreille attentive, s’approche d’eux avec circonspection. Et c’est peut-être là qu’il nous lègue la leçon la plus lumineuse. Car ce que Labrecque nous apprend, à travers ce documentaire, c’est que la spécificité de notre cinéma se situe non dans les sujets que l’on filme mais dans notre façon de les filmer. On peut filmer les Américains qui coursent ou les Français qui accostent, on n’en fera pas moins un film québécois parce qu’on se sera approché d’eux, peu importe leur auréole ou leur statut. Ce n’est pas en filmant des pans du Québec « comme tout le monde » qu’on fera des films bien de chez nous, mais en les filmant — et en filmant, à la limite, n’importe quoi— comme seuls nous pouvons le faire.
Démarrant avec son intuition, secondé par son audace, suivi par sa maîtrise, Labrecque n’hésitera donc pas à grimper dans un bateau, à s’envoler dans un hélicoptère ou à s’ensevelir sous l’asphalte, à déployer son arsenal pour cadrer comme nul autre des morceaux de réalité, posséder l’événement, l’archiver et l’offrir aux générations subséquentes. Car Labrecque est un homme à qui l’audace et l’inventivité ont beaucoup rapporté et dont le pays aura aussi profité. C’est en cela que son cinéma est une fenêtre sur notre passé, un miroir de notre présent, une porte vers notre futur. Qu’eût été le Québec contemporain s’il n’eût eu la chance de voir et d’entendre à l’envi l’envolée de De Gaulle, de s’émouvoir sans se lasser des sanglots de Michèle Lalonde, de s’instruire des adages répétés de Bernard Landry? Que serions-nous, aujourd’hui, s’il n’eût enregistré le timbre chaud de Félix ou les coups de gueule rauques de Bourgault, s’il n’eût éclairé les questionnements existentiels de Claude ou mis en boîte l’hiver heureux de Léopold? Autant de phrases, autant de phares qu’il a captés et qui ont captivé. C’est avec ces images-là que le Québec s’est construit et Labrecque en a posé les briques.
Depuis les nombreux fauteuils où il se raconte, l’homme nous révèle, paradoxalement, son aversion pour l’inertie de la forme. Une seule question le taraude : « Comment tourner différemment? » Allant à l’encontre de ce discours ambiant grâce auquel plusieurs créateurs cachent leur absence de sens critique sous l’étiquette « artistique » (« C’est de l’art! Je n’ai pas à en penser quelque chose. »), Labrecque nous dit non seulement ce qui le motivait à empoigner sa caméra, mais explique aussi l’angle qu’il allait adopter en l’activant. Chaque fois qu’il filmait, il filmait avec un but, une raison, une consigne précise. L’objectif qu’il visait était toujours clair, celui qu’il vissait à sa caméra, toujours adéquat. Osons croire qu'il a su artistement éclairer le tunnel au bout duquel il s'est rendu.
[1] NDLR : Nous republions ce texte en hommage à Jean-Claude Labrecque. Une première version avait été publiée le 7 février 2018 à l'occasion de la sortie en salle du film.
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