Disons-le d’emblée : malgré son talent indiscutable, et ici encore remarquable,
Frances McDormand n’est pas de ces acteurs qui se démarquent par la diversification physique de leur jeu; c’est une actrice états-unienne au physique atypique, qui peut jouer la femme ordinaire parce que, justement et c’est tout à son honneur, elle n’a rien des canons jouvencellisés du boulevard Sunset, Californie. Ce qui lui donne accès à des rôles principaux (dans la gamme trop restreinte des grands rôles de femmes matures) dans des films qu’elle porte solidement sur ses épaules mais qui, aussi, finissent bien souvent par se ressembler, des films à saveur épique portant sur des gens ordinaires de l’Amérique profonde.
Dans
Three Billboards, nous sommes en Amérique plus que jamais : nous sommes dans l’Amérique au cœur de ses questionnements sociaux actuels, l’Amérique de Donald Trump et l’Amérique du
#metoo. D’ailleurs, la prémisse veut que le personnage de McDormand, suite au meurtre et au viol demeuré impuni de sa fille, achète de l’espace publicitaire sur des panneaux au bord de la route pour provoquer le développement de l’enquête et dénoncer l’inaction de la police (dans une opération de lynchage en bonne et due forme), ce qui, dans la petite communauté d’Ebbing, a pour effet de brasser les idées confortablement installées et de dresser tout un contre chacun.
Le film de
Martin McDonagh (dramaturge, et réalisateur-scénariste remarqué avec
In Bruges) laisse d’abord perplexe, livrant un message si gros à bouffer qu’on n’est pas certain de bien vouloir le digérer. Mais plus on laisse descendre la poussière, plus on comprend comment les ficelles narratives, métafictionnelles et idéologiques sont clairement et finement amalgamées et semées. Par exemple la fin, qui semble abrupte au premier abord, répond directement d’un schéma complexe de développement des personnages, découlant principalement de la scène où Mildred (McDormand) se fait citer Eschyle, « La violence engendre la violence », par la blonde de son violent d’ex-mari, recevant du même coup une épiphanie en pleine figure (et il y en a au mètre carré, de ces épiphanies dans
Three Billboards). Ainsi, abandonnant orgueil et rancunes pour s’accrocher aux idées qui sont partagées, Mildred adoucit son jugement.
Cette accumulation d’illuminations pourrait sembler artificielle, mais elle opère tout en finesse, de sorte que celles-ci constituent en fait plusieurs pivots dans le schéma narratif. Car l’une des grandes qualités de ce film réside dans la complexité de ses personnages. À l’ère Trump, à la fin de cette année 2017 déterminée par une étouffante polarisation des idées, une telle sophistication a l'effet d'une véritable bouffée d’air : les personnages de
Three Billboards s’opposent à tout manichéisme et ils appuient le propos général du film qui consiste en une féroce lutte contre les idées préconçues. Par ailleurs, on remarquera comment cette dépolarisation opère dès l’introduction, par un effet de réflexivité qui ancre
Three Billboards dans une certaine histoire cinématographique des États-Unis : l’ouverture du film, où un personnage incarné par une Frances McDormand blasée, conduit sa voiture dans une météo hostile, sur une musique lancinante de Carter Burwell, rappelle évidemment l'ouverture de
Fargo, le film des Coen qui mettait en scène des personnages simplets aux prises avec toute la violence des sentiments du film noir. Ici, c'est le film de vengeance que McDonagh décide d'élargir, afin de donner à des personnages tout sauf simplets, tout sauf artificiels, les moyens du cinéma afin de s'affranchir de leur condition (on pourrait ainsi dire que
Three Billboards est à la fois la suite logique de
Fargo autant que l'anti-
Fargo). D’ailleurs, dans la scène suivante, McDormand marche devant le poste de police pour – oh surprise ! – entrer plutôt en face, dans la firme de publicité, annonçant au spectateur qu’il ne la verra pas dans ce rôle de policière qui l’a découverte, mais plutôt dans le camp opposé (qui sera de moins en moins opposé, on le verra).
En plus de jouer sur la perception que tous ont de chacun, McDonagh a également concocté de géantes mutations pour ses personnages, créant un film porteur d’espoir sur l’ouverture, la résilience et la possibilité de changer. Des scènes d’une très grande humanité (par exemple la scène entre
Woody Harrelson et McDormand, au poste de police), où le rapport entre les protagonistes se (dé)joue à l’intérieur de quelques secondes, ne pourraient, non plus, avoir lieu sans des acteurs doués et dotés d’une grande expérience. Ceux-ci donnent donc vie à des personnages imparfaits, qui sont à la fois les méchants et les bons (et dans le désordre) dans cette ville de Ebbing, Missouri, où tout le monde semble par ailleurs se connaître et avoir une opinion sur l’autre.
Mais soyons honnêtes, McDormand est ici égale à elle-même, c’est-à-dire excellente dans son rôle de femme persévérante et coriace. Celui qui surprend, par contre, c’est Harrelson, qui se permet rarement autant de nuance et de tendresse dans un rôle. Dans le même sens, l’utilisation non stéréotypée et non archétypale du rôle de policier, qui symbolise en soi la Loi, la notion du jugement et de la morale, a tout pour surprendre et entraîner le spectateur dans une zone inattendue, zone sans prise de position imposée, ce qui peut rendre ce dernier inconfortable compte tenu de l’importance des idées soulevées (un réalisateur a-t-il la responsabilité éthique de dicter son point de vue quand il parle de tuer?)
Par ailleurs, je m’en voudrais de ne pas mentionner ce splendide titre, dans lequel sont réunis plusieurs éléments très puissants qui permettent déjà d’aborder une analyse du film : premièrement dans l’acte de nommer, dans une sorte de synecdoque qui se voudrait généralisatrice (le village représente l’état, puis le pays, la culture, la mentalité). Toute lutte, toute justice est affaire d’affirmation, de dire les choses, et de persévérance (ce pourquoi trois tableaux, et pas seulement un). Deuxièmement, on nous annonce avant même d’entrer dans le film que nous resterons « à l’extérieur », comme le paria, ou la marginalisée, envers et contre tous. Et ultimement, ces fameux panneaux publicitaires ajoutent une fière portée métafictionnelle et sociocritique à l’œuvre (un film n’est-il pas un « billboard » ?), dans cette année où les médias et le concept de justice ont été si malmenés : les médias traditionnels discrédités au profit de réseaux sociaux où chaque individu (peu importe sa classe sociale et son intention) peut contrôler l’information à sa guise et donc, se faire une idée de la justice par soi-même.
C’est d’ailleurs la grande question laissée en suspens, celle de se faire justice soi-même ou non (alors que les deux ennemis sont réconciliés, vont-ils ensemble aller prendre le chemin de la vengeance ? – paradoxe narratif des plus intéressants). La fin ouverte peut au premier abord nous sembler forcée ou choquante, puisqu’une question aussi amorale devrait, selon la polarisation ambiante actuelle, commander une réponse moralisatrice; mais McDonagh nous rappelle que l’œuvre d’art n’a pas à dicter une idée à son spectateur pour la simple et unique raison qu’il s’agit d’une tribune. Si 2017 a été une année exacerbée pour la tribune, la finesse et l’intelligence de ce film s’inscrivent de façon importante dans le discours actuel en nous rappelant à la nuance, à l’écoute et à l’humanité.