Michael Haneke est l’un des plus talentueux imagiers de ce siècle et des quelques décennies qui l’ont précédé. La perfection formelle de ses œuvres lui a d’ailleurs valu une place parmi le club sélect des doubles lauréats de la Palme d’Or. Malheureusement, et c’est là le drame qui plombe son dernier film, le pouvoir de l’image n’est rien sans une certaine profondeur. Le pouvoir de l’image n’est rien lorsque celle-ci ne recèle plus aucun mystère. Dans
Happy End, tout se donne à lire instantanément, comme un recueil de caricatures, coloré et grotesque, mais désespérément superficiel. C’est l’anti-
Caché (2005), l’anti-
Ruban blanc (2009), l’anti-
Benny’s Video (1992). C’est le triomphe d’un formalisme creux et improductif qui tue dans l’œuf toute tentative d’introspection du monde bourgeois, que l’auteur se contente ici de montrer dans toute son ostentatoire mesquinerie, au gré d’un scénario confus qui multiplie les vignettes stériles de cette mesquinerie. Pour ajouter l’insulte à l’injure, Haneke assortit même son film d’une critique maladroite de la génération YouTube, laquelle justifie au demeurant les plus atroces plans de son illustre filmographie.
La mort d’un hamster, l’écroulement d’un mur dans un chantier de construction, le mariage d’une entrepreneuse avec son banquier, l’euthanasie d’un gâteux patriarche, la rédaction de courriels salaces par une harpiste solitaire et un médecin infidèle : qu’est-ce qui peut bien relier tous ces événements ? La mesquinerie bourgeoise, justement, qui se donne ici en spectacle comme sous l’égide de P.T. Barnum, au gré de petits numéros disparates, exécutés par des interprètes triés sur le volet, puis travestis en bêtes de foire. Happy End repose certes sur le récit d’une famille fragmentée, mais cela ne devrait pas constituer une excuse pour fragmenter le récit du film, lequel revêt finalement les allures d’une infâme bouillie, impropre à l’exercice de forage chabrolien dont s’enorgueillit généralement Haneke.
D’ordinaire, le récit hanekien est très linéaire et localisé, doté d’images énigmatiques et d’une distribution cohérente de personnages évolutifs. C’est un terreau fertile pour le mal-être, qui se développe tranquillement, à l’instar d’une ortie dans les verdures lustrées de l’univers bourgeois. C’est la souillure, qu’on découvre en débroussaillant le jardin, par-delà le joli portique qui ne s’ouvre qu’avec des gants blancs. Ici, c’est tout le contraire. Ici, le mal-être est un a priori, c’est une évidence qui aplanit chacune des images au point d’en faire une plate illustration de faits établis. La vacuité iconographique de l’ensemble est telle qu’on a l’impression que le réalisateur ne filme plus rien du tout, rien d’autre que la surface, comme on le ferait de bibelots victoriens pour le catalogue d’un encan. Cette lancinante impression perdure un long moment, alors qu’
Isabelle Huppert,
Mathieu Kassovitz,
Franz Rogowski et la jeune actrice belge
Fantine Harduin (pâle ersatz d’Arno Frisch) font les pitres dans des décors dignes de Feydeau. Seul le personnage de
Jean-Louis Trintignant, avec son excentrique sévérité et ses penchants suicidaires, derniers vestiges de lucidité parmi les ruines morales de la famille Laurent, semble capable de sauver la mise. Trintignant parle de charogne sur un ton feutré et envoûtant percé d’une pointe d’ironie, un peu à la manière dont il parlait d’amour dans
le film éponyme de 2012, nous faisant regretter par sa présence impérieuse le fait qu’il ne serve plus ici de point focal.
Le plus probant exemple de la chute d’Haneke réside ici dans la vomissante séquence d’ouverture du film, où des étranges plans d’iPhone viennent segmenter l’apparition des noms au générique. « Plans d’iPhone » semble en effet constituer le terme le plus apte à décrire ces horreurs informes, puisqu’il ne s’agit pas seulement de plans subjectifs capturés par l’objectif d’un téléphone, mais de plans d’un téléphone
en train de filmer, avec icônes-menus servant de surcadre et un flot de messages textes qui viennent se superposer à l’image. Outre le fait que cette séquence dénote chez le réalisateur un désir désespéré de paraître jeune, du moins d’interroger des tactiques de représentation dont la nature lui échappe totalement, celle-ci évoque une version abâtardie de la séquence d’ouverture de
Benny’s Video. Constitué d’un travelling vidéo éminemment amateur, nous voyions dans
Benny's la mort d’un cochon dans une ferme d’élevage, tué via l’action d’un pistolet à air comprimé, spectacle sordide qu’un individu non identifié rembobine et repasse au ralenti. L’idée d’un voyeurisme sadique sous-tend certes cette séquence, mais elle n’est pas complètement explicite, pas plus que ne l’est l’identité de la personne qui regarde, encore moins de la personne qui filme. La séquence est lisible, mais elle n’est pas transparente. Elle requiert un surplus d’information que devra pourvoir le reste du film. Ce serait la même chose pour la mort du présent hamster… si ce n’était de la surenchère d’explications fournies par les messages textes dont nous mitraille la jeune propriétaire du téléphone. « J’ai mis les antidépresseurs de ma mère dans la bouffe de mon hamster ; on va voir ce que ça va donner », écrit-elle, dévoilant ainsi toute l’étendue de sa responsabilité dans la mort du rongeur. « Ma mère me fait chier », rajoute-t-elle lors du plan suivant, lequel montre l’affaissement de ladite génitrice, en proie à un empoisonnement provoqué, sans doute, par son engeance démoniaque. Non seulement se retrouve-t-on ainsi face à une série d’images dépouillées de tout mystère, mais à un potentiel nul de progression psychologique. La fille tue son hamster, puis elle tue sa mère. C’est réglé. Voici le Damien de l’époque post-chrétienne, le Damien de l’époque YouTube. Plus de Benny, plus de Peter, plus de Paul, plus d’ambiguïté dans la caractérisation chez Haneke, puisque la fibre meurtrière bourgeoise se résume désormais à un présupposé paresseux dans une économie essentialiste de la parodie.