Présenté dans le cadre de la programmation consacrée au 10e anniversaire de l’ouvrage de Kier-La Janisse, House of Psychotic Women (2012), Il demonio est l’une de ces œuvres rares dont la découverte tardive étonne tant le film recèle de points d’accroches qui auraient pu en faire une référence pour le cinéma d’horreur folklorique comme pour le cinéma d’auteur. On sait particulièrement gré à l’approche de la féminité préconisée par Janisse d’avoir su déprendre ce film du petit pli d’histoire où sa postérité s’était coincée pour des raisons incompréhensibles. On aurait pu en effet penser que le nom de Brunello Rondi, scénariste notamment chez Rossellini (Les Onze Fioretti de François d’Assise [1951], Europe 51 [1952], Les évadés de la nuit [1960]) et chez Fellini (La dolce vita [1960], Huit et demi [1963], Boccace 70 [1962]), eut suffi à le faire connaître. Ou que la beauté lunaire et le jeu si corporel de Daliah Lavi, davantage connue pour son rôle dans Le corps et le fouet (1963) de Mario Bava, aurait marqué les esprits. Ou encore que la scène d’exorcisme mettant pour la première fois en scène une « spider walk », laquelle a inspiré William Friedkin (The Exorcist, 1973), en aurait fait un jalon archéologique du cinéma d’horreur. Pour ne rien dire des choix artistiques judicieux (musique de Piero Piccioni, direction photographique de Carlo Belloro) et du fait que le film a été tourné à Matera, un an avant L’Évangile selon Saint Matthieu (1964) de Pasolini. Mais comme si ce n’était pas suffisant, Il demonio présente en outre un grand intérêt anthropologique, fictionnalisant (mais à quel point) des cas d’étude présentés dans l’ouvrage d’ethnologie culturelle L’Italie du Sud et la Magie (1959) d’Ernest de Martino, une enquête fascinante sur les survivances archaïques et les rapports entre magie et religion en Italie méridionale.
Il demonio, c’est à la fois l’histoire de Purificazione, jeune femme possédée par un amour démoniaque envers le paysan Antonio, et l’histoire du corps collectif villageois qui assiste aux actes d’ensorcellement que la possédée commet au nom d’une passion impossible à détourner de son cours destructeur. En une vingtaine de scènes au découpage net, articulées entre jour et nuit, intérieur et extérieur, le récit étend et distille sa démesure au sein d’images ultra composées qui savent très efficacement situer les personnages les uns par rapport aux autres, dans des lieux réels qui viennent tantôt faire sentir l’enfermement que subit Purif (sa petite chambre jonchée de signes religieux, les chapelles), tantôt former l’imaginaire de ses pouvoirs par la seule force des plans d’ensemble qui la montrent juchée sur les paliers rocheux du village (éblouissantes vues de Matera). Les jeux d’échelle sont nombreux, travaillés à travers une alternance de scènes de poursuite, de rituels non seulement démoniaques mais ruraux et chrétiens, et de tentatives de conjuration infructueuses. Cette prise sur l’espace de la caméra fait complètement corps avec l’actrice Daliah Lavi dont l’art du jeu repose sur la multiplication de postures corporelles et d’expressions faciales soit évidentes, soit subtiles. Les alternances de scènes et d’espaces contextualisent en retour le récit, lui donnant une saveur ethnologique et énigmatique, voire une vraie valeur de document lors des scènes collectives. De fait, nous sommes quelque part ici entre le Rossellini des Onze Fioretti et le Pasolini de L’Évangile selon Saint Matthieu. Tandis que la texture photographique et le traitement en quasi-épisodes rappellent le premier, les nombreux zooms in et les balayages de paysages (de même qu’une façon de filmer le ciel lorsque les paysans s’adonnent à des incantations sous la pluie) annoncent le second, en usant de procédés horrifiques moins appuyés qu’ajustés à l’apanage archaïque en jeu.
Bien que Purif inaugure le récit, alors qu’elle fomente au matin une recette de sortilège qu’elle administrera à Antonio, et bien que la caméra la quitte rarement, aimantée par sa peau et son corps à la déroute, l’héroïne restera jusqu’à la fin mystérieuse, lointaine, voilée. Ses émotions sont tangibles, entre la vulnérabilité et la grandeur, l’effroi et le désir, mais la caméra fait œuvre de monstration émotionnelle et non d’identification psychologique, nimbant sa présence d’une très grande puissance auratique que porte à son comble les contrastes de la direction photo. Cette évacuation de la psychologie du personnage est ce qui concrétise l’acte silencieux et intérieur de possession. Il n’y a pas d’autre noyau ici qu’un entêtement aveugle à vouloir Antonio (inquiétant Frank Wolff). Les rencontres avec ce dernier affirment certes un sens de la passion au féminin, mais il est difficile de complètement raccrocher Il demonio à cette métaphorisation monstrueuse de l’amour. Les registres du film l’accueillent, car c’est vraiment ce filon érotique qui est suivi, seulement une ambivalence constitutive contrecarre toute lecture unidirectionnelle. Autrement dit, on ne pourrait tout à fait juger ce film à l’aune de l’agentivité de la protagoniste, à moins de voir dans son jusqu’au-boutisme et son refus d’obéir une certaine puissance et dans l’incarnation du rôle par Daliah Lavi toute l’incandescence qui lui revient. Purif est une sorcière que l’on souhaite envoyer au bûcher, son statut oscille donc entre la personne qu’elle a été aux yeux de ses parents qui cherchent à la protéger de l’ire collective, notamment en la cachant sous terre, et l’intentionnalité satanique qui l’habite entièrement. Ce récit dont on nous dit au départ qu’il est basé sur une histoire vraie n’est ni moral ni pour ni contre Purif, ni pour ni contre les villageois qui s’en prennent à elles. L’enjeu de Il demonio est peut-être moins de faire comprendre certains comportements que de sensorialiser à l’extrême par le biais de l’horreur (soft) tout un monde dont la désuétude et l’étrangeté étaient appelées à disparaître au cours des dix années suivantes.
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