DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Cendres du temps, Les (1994)
Kar-wai Wong

Dans le goulot de l'amour perdu

Par Mathieu Li-Goyette

Probablement le film le plus ambitieux de Wong Kar-wai, Les cendres du temps demeure celui, en amont de Chungking Express (1994) et de In the Mood for Love (2000), qui témoigne le mieux des préoccupations de leur auteur durant les années 90. Sans doute la décennie qu’il aura le plus marquée, lui peut-être plus que tout autre cinéaste d’Asie, les quelques années qui précèdent l’an 2000 et la rétrocession de Hong Kong à la Chine sont des années charnières, qui tentent encore d’asseoir une nouvelle modernité chinoise, pas tout à fait à jour mais déjà loin de son passé maoïste. C’est à ce croisement identitaire et politique que le cinéma des amours perdus de Wong Kar-wai va trouver ses plus belles impulsions plastiques, évidemment avec l’aide de Christopher Doyle qui, dans ces mêmes années, émerge comme le dernier des grands de la captation sur pellicule (à ce sujet, force est de constater qu’il n’a pas eu de relève).
 
L’histoire, complexe, l’est un peu moins à la vue de la version remontée de 2008, où Wong a jugé bon de découper son film en saisons afin de mieux ventiler ces 90 minutes bien tassées qui se veulent une réinvention en fragments prédatés de l’immensément populaire roman de wu xia La légende du héros chasseur d’aigles, une trilogie de romans de Louis Cha publiés dans le Hong Kong des années 50 et qui a directement ou indirectement inspiré plus de films du wu xia pian qu’aucune autre œuvre littéraire. L’entreprise de l’adaptation est ici faramineuse, un genre de prequel qui vient humaniser un récit bien plus classique afin de nuancer et d’explorer la source des ressentiments des personnages du roman (qui sont des maîtres et que nous retrouvons dans le film à titre de jeunes guerriers vagabonds). Succession de séparations douloureuses et de réunions mystiques, Les cendres du temps se construit sur des relations depuis longtemps fixées et offre au spectateur un précis de la conception du temps selon Wong Kar-wai : des pointes de contact (charnelles ou amicales) et de longues steppes elliptiques d’absence, d’errance, que le cinéaste confine dans les paysages du désert de l’ouest de la Chine, où le tournage s’est déroulé en entier, s’enfonçant, confie Doyle, « toujours plus loin dans le désert ».
 
Aux films de wu xia quasiment tous tournés en studio qui l’ont inspiré, Wong propose un wu xia cosmique, aligné sur les grands élans esthétiques d’un King Hu (pour cette propension aux signes que la Nature confère aux images et aux sens qu’un cinéaste peut en extraire pour faire son film). Il réalise ainsi une authentique épopée où le paysage, ses vents de sable, sa lumière réfractée sur une eau ferreuse et sa chaleur en fumée forment autant d’assises pour le filmage du désert, la création de reliefs géopoétiques, d’événements émergeant à même le territoire et qui peuvent ainsi se répéter dans la dernière séquence du film qui repasse sa chronologie en bouclant le trajet de son héros preux, Ouyang Feng (Leslie Cheung). Celui-ci deviendra dans les romans l’antagoniste le plus détestable et cruel de la série ; alors, en déjouant les attentes dès l’introduction de ce personnage célèbremment vil, Les cendres du temps évoque déjà l’effet qu’aura eu le désert et les batailles sur les hommes qu’on s’apprête à rencontrer et qui y auront perdu bien plus que leur honneur.
 
Le premier nomade de ce récit de rencontres sera Huang Yaoshi (Tony Leung), surnommé l’hérétique de l’Est, qui viendra à la rencontre de son vieil ami Feng pour lui proposer une bouteille de vin (un cru L’amour perdu), lui disant que ce mystérieux nectar le délestera de toutes les tares de son passé. Feng, de tempérament contrôlant et prévoyant (il a bien comme rôle de narrer le récit), refuse, alors que le nouveau venu, sans passé réellement établi, boit une coupe, s’endort, oublie et se réveille intrigué par une femme qui lui a caressé le visage pendant la nuit avant de prendre la fuite. La poursuivant, rencontrant ensuite son double sous la forme d’un épéiste aveugle (joué par le même Tony Leung), sa quête nous plonge dans celle du passé d’un homme dont la mémoire se reconstruit à travers des retrouvailles au présent, incarnation la plus limpide et décomplexée du protagoniste type du cinéma de Wong Kar-wai, en ce que son futur semble toujours déterminé par un présent hyper-présent (d’où cette mise en scène du toucher, de l’effleurement sur la peau, contre les murs, dans les embrasures de porte, à travers la crinière d’un cheval ou sur la pointe d’un sabre) et qui, trop souvent, fait fi d’un passé qui s’oublie au profit de ce présent — du plaisir de ce présent.
 
Car bien évidemment, le plaisir de ce présent, c’est avant toute chose celui de la pellicule qu’expose Chris Doyle, qui est toute entière manipulée afin de rendre, à partir des cendres de ce temps évanoui, brûlé dans les sulfites au fond de la coupe de vin, cette construction d’instantanés névralgiques. À la texture du celluloïd Doyle superpose celle du sable dans un élan de logique : pour capter les sables mouvants de la mémoire, il lui faut ce grain qui défie le temps et l’espace, celui du cinéma, captant mieux, grain sur grain, ce qu’il a à attraper d’un désert farouche duquel les personnages du film émergent et dans lequel ils s’engouffrent une fois leur trajectoire déterminée. Placé au carrefour de ces rencontres, Les cendres du temps, dès son générique composé de deux caches de sable superposés qui suivent des directions contraires, nous dit bien que ce film tente de réconcilier le passé lointain d’une pellicule assumée et le futur littéraire que le film imagine pour fixer ses personnages au présent. Dans cet élan contraire du grain qui s’en va (vers le futur) et du grain qui nous arrive (du passé), Wong et Doyle parviennent à créer une énigme narrative en forme de sablier, où leurs efforts conjoints (Wong qui demande à ses comédiens de s’imaginer futurs héros d’une littérature populaire ; Doyle qui a pour mandat d’inhumer le plus loin possible ces images pour leur donner leur allure immémorielle) se rencontrent au goulot de l’appareil — la caméra —, à l’instant où tous les fils narratifs se resserrent, où les relations deviennent les plus déterminantes et où le destin se joue. La vie, pour Wong, est une succession de rencontres marquantes sans non plus être une apologie de la vie qui découlerait de ces rencontres.
 
Ces Cendres du temps forment certes une énigme narrative, mais elle se laisse appréhender beaucoup plus facilement à partir du moment où l’on saisit sa structure cyclique, qui croise le symbolisme taoïste cher aux récits de chevalerie chinois (un des Tony Leung est le Ying, l’autre Tony Leung est le Yang) sur un fond cosmique foncièrement bouddhiste, où l’atteinte de la plénitude s’effectue au gré de chemins parcourus de nouveau (répétition qui demande, pour accoucher de ses différences, quelques gorgées d’oubli). Usant d’une opposition fondamentale entre ses personnages pour structurer ce récit de rivalités, Wong préfère pour les illustrer une mise en scène des éléments (le vent, le feu, la cendre) qui viennent caractériser les personnages comme des héros de légende, manieurs eux-mêmes des éléments conférés par la géographie du film, répondant à leur tour au travail de Doyle et de Wong en faisant de leur démonstration de puissance une démonstration de leur maîtrise des forces (physiques, émotionnelles et cosmiques) du présent ; ce présent mortel avec ses mensonges dissimulés, ses réactions surprises, tous ces retournements de situation qui, vécus au présent, s’enracinent toutefois à l’extérieur de celui-ci. Cette obsession chez Wong à centraliser toutes ses énergies filmiques sur un présent dilaté dans des instants ne veut pas dire pour autant qu’il ne s’intéresse pas aux continuités (des relations, des récits), mais qu’il préfère garder d’elles une image insaisissable, peut-être pour mieux nous mettre en garde des longues périodes fastes ou peut-être, plus justement, pour nous indiquer que malgré les amarres du passé et les méfiances de l’avenir, il n’y a rien de plus transcendantal et de cathartique que la fixation, dans toute sa richesse, d’un présent qui n’a d’autre sens que celui de sa seule présence ; comme si ce n’était pas déjà là, retrouvée enfouie au fond du désert, la seule définition nécessaire au cinéma.

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Critique publiée le 6 juillet 2017.