L.A. mise à nue
Par
Mathieu Li-Goyette
Il y a des films rarissimes qui parviennent à démontrer que le cinéma américain n'a pas besoin d'Hollywood ou encore moins de la « formule Sundance » pour aboutir sur le marché. Des oeuvres indépendantes, auto-financées et qui, par la force du scénario, réussissent à se payer une distribution impeccable de têtes d'affiches de l'industrie tout en se contentant d'un matériel de tournage assez respectable pour que la facture visuelle du film n'en soit pas handicapée. Rarissime disait-on, le dernier film de Buddy Giovinazzo (son quatrième en 25 ans), est son plus puissant et son plus terrifiant. Italo-américain de New York, Giovinazzo qui est principalement connu pour le pinacle du Troma avec Combat Shock, a cru bon de revenir de son Allemagne où il réalise depuis 2003 des long-métrages pour la télévision en portant à l'écran son propre roman datant de 1993, Life is Hot in Cracktown. Labeur qui s'est échelonné sur plus de 15 ans, l'adaptation de ce qui se disait illisible tant la pauvreté crue abondait dans ses pages rejoint ce que l'on peut le plus facilement relier au néo-réalisme italien et au travail de Paul Schraeder. Équipement minimal, acteurs et non-acteurs dans des lieux réels, interprètes imbibés de l'environnement dans lequel ils doivent se surpasser, compte rendu d'une réalité écartée du discours officiel, etc. À la façon du néo-réalisme, Life is Hot in Cracktown en reprend les préceptes et les figures de proue à la recherche d'une face cachée de l'Amérique à l'aide des oubliés même de la société qui errent, sans quête, dans un univers observé à travers le filtre du plus démuni.
Établi dans une division à plusieurs personnages d'importance égale, Life is Hot in Cracktown suit les structures épisodiques de ces segments recoupés et reliés par le niveau de tension qu'ils dégagent. Un jeune enfant et sa petite soeur, une transsexuelle et son copain toqué, un agent de sécurité et sa famille démunie, un jeune bandit de rue confus, les quatre figures de la pauvreté suivent les grandes lignes qui composent l'idée du stéréotype tout en s'efforçant d'y fournir une contre-partie d'où, par contraste, la bonté et l'humanité se voient les résultats de la somme de leurs opposés. C'est-à-dire que le manichéisme conventionnel du drame social où un protagoniste se voit confronté aux structures rigides de la société et où l'interprétation de son malheur est autant subjectif que le sort de l'être en question reste entre ses mains et ainsi bien subjectif à la volonté du héros à se sortir du pétrin. Chez Giovanizzo par contre, le héros n'est pas tant un fonceur ou à l'inverse un accablé. Le personnage n'a pas d'objectif vers quoi il doit se diriger ou s'éloigner, il maintient simplement un rythme de vie où les rencontres malheureuses qu'il fera l'amènent à devoir réagir à un monde agressif. Plats, contemplatifs, les enfants comme les adultes restent de glace dans la violence et la pauvreté qu'ils engendrent par leur propre inactivité et complaisance auto-suffisante. Alors qu'ils finissent toujours par se trouver un moyen pour manger, dormir, se piquer, le discours de Giovinazzo n'est pas toutefois celui de l'homme de droite convaincu que la pauvreté est provoquée par l'inaction ou le malentendu souvent engendré dans la confrontation entre deux malheureux.
L'ennemi, s'il en est un ciblé, est le Cracktown du titre. Cet espace quadrillé par des policiers jour et nuit où l'ensemble de l'équipe du film se rejoignit, eux aussi, nuit et jour un mois durant pour rejouer se qui se jouait à deux coins de rue. Apposer les artifices de la continuité hollywoodienne au contexte du cinéma guérilla pour replonger les acteurs à l'état lambda et hors-contrôle, c'est le pari de Giovinazzo en repiquant à un demi-siècle de distance l'idée d'un néo-réalisme dans lequel l'espace parcouru par la caméra transmet à la fois un passé et une âme propre à ses apparences. C'est d'ailleurs un fait hautement louable que le cinéaste soit parvenu à écarter le principal mea culpa du néo-réalisme, le misérabilisme, lorsqu'il apporte le salut requis à ses histoires parallèles en offrant une deuxième chance. Un acte de foi en l'humain, la deuxième chance est aussi une deuxième vie à la qualité proportionnelle à ce qu'ils avaient fait de leur première. En effet, les deux opposés (le criminel et l'enfant) reçoivent respectivement la mort et la fuite comme récompense finale. La première pour échapper au calvaire dont Giovinazzo parlait dans Combat Shock, la deuxième pour réparer ce que Rosselini avait fait des derniers plans d'Allemagne Année Zéro en faisant s'écraser ce petit homme au bas d'une ruelle détruite. Dans le Cracktown, rien n'est proprement à raser, ce sont les rôles de la déchéance qui doivent s'interchanger pour multiplier les perspectives, ouvrir le dialogue qui, toujours selon la vision dantesque des ghettos californiens du cinéaste, sauve l'individu délaissé.
Ces existences sont éphémères et le temps devient rapidement le pire ennemi. C'est pourquoi l'agent de sécurité ne peut que nourrir sa femme et son enfant (dans une dynamique identique à Combat Shock, le grotesque en moins) que s'il parvient à finir son quart de travail dans un dépanneur souvent braqué. Il ne dort plus que trois heures par nuit, lutte contre le sommeil, le temps et les retards d'un travail à l'autre tandis que la rue et le jeune gangster qui maîtrise celle-ci domine ce qui sert principalement de terrain de jeu aux enfants et à une jeune prostituée, autre drame qui participe au jeu de dominos final faisant s'écrouler sous son propre poids Cracktown. Heureusement, les enfants fuient, Giovinazzo n'est pas un idéaliste, mais un humaniste. Ceux qui auront eu leur chance et l'auront gaspillée finiront d'une balle dans la tête ou d'overdose dans une dynamique qui autodétruit d'elle-même les pêcheurs. Ainsi, nul besoin de conflit, uniquement les réflexions et les dépressions d'un monde glauque et difficile à apprécier réellement. Si la mise en scène de Giovinazzo est certainement plus maîtrisée que celle que l'on retrouvait lors de ses derniers long-métrages (surtout le remarquable No Way Home), le langage du cinéaste reste surtout très simple et télévisuel. Grandement amputé par les contraintes budgétaires, c'est le montage rapide qui saccade les plans et les séquences qui fait perdre le souffle et asphyxie l'esthétique. Il est maintenant difficile de savoir si le brillant film de Giovinazzo lui permettra de se remettre à la création dans les années qui vont suivre, il est cependant certain que l'oeuvre qu'il a laissé jusqu'ici derrière lui est l'une des plus vives et troublantes du mythe américain porté au grand écran. Méconnu, méprisé par plusieurs de ses compères, c'est un petit maître qui revient à la maison, référence et distance du sujet sous le bras, pour donner une leçon de vie et d'humilité que nous devrions tous nous faire un devoir d'écouter au moins une fois.
Critique publiée le 7 août 2009.