S’il n’y a pas de hasard, tout a un sens. Pour moi, c’est ma rencontre avec la poésie qui justifie ma naissance au Chili. (…) Dans combien de pays trouve-t-on une atmosphère réellement poétique? (…) dans les années cinquante, je crois que l’on vivait poétiquement au Chili comme nulle part ailleurs au monde.
— Jodorowsky, Le théâtre de la guérison
Comme beaucoup de monde, je connaissais
Jodorowsky de réputation avant de connaître son œuvre. Aussi je l’avoue je partais avec un a priori : si je ne questionnais aucunement la valeur du travail qu’il a fait en tant que dramaturge, théoricien du théâtre, scénariste de bande dessinée, réalisateur ou homme-orchestre, sa réputation de maître occulte me laissait un peu sur mes gardes.
Mais voilà, j’étais tombée amoureuse du Chili et de la culture chilienne avec la poésie de Pablo Neruda bien avant, alors le moment m’a paru parfait pour découvrir son cinéma avec
La Danza de la realidad il y a trois ans. À mon plus grand bonheur, j’allais y retrouver, ainsi que, tout récemment dans
Poesía sin fin, un Chili particulièrement transformé par la perception de l’auteur (selon lequel le « réalisme » n’est qu’une illusion parmi d’autres), parce que, depuis
La Danza de la realidad, le réalisateur ne se contente plus de recréer son pays natal dans le décor de ses films; il se paie enfin le luxe d’aller y tourner, et peut ainsi se concentrer entièrement sur la façon de nous le présenter, saturant entre autres les couleurs, et rendant la lumière cruciale pour recréer sa propre naissance au monde et à la poésie (i.e. le moment où il a commencé à être
vu). Très efficace d’ailleurs, comment il étale ce monde foisonnant de possibilités artistiques, affichant la qualité intrinsèquement poétique de son pays natal : ce dernier n’avait-il pas d’ailleurs, dès les années soixante-dix, deux nobélisés parmi ses poètes?
De plus, si les expériences filmiques précédentes (pensons
El Topo) étaient marquées par le passé politique du pays, avec
Poesía sin fin Jodorowsky commet l’exploit de s’affranchir presque complètement de cet aspect. Ce choix artistique pour le moins déroutant pour un film se déroulant au Chili est vraiment rafraîchissant, et correspond en tous points à la nature de
l’acte poétique auquel il fait mention dans
Poesía sin fin et qu’il définit plus en détails dans son livre
Le théâtre de la guérison : « l’acte poétique doit toujours être positif, aller dans le sens de la construction et non de la destruction ». Et en effet, l’aspect lumineux et positif de ce diptyque est très réussi. Car c’est bien devant un diptyque que nous nous trouvons, dans cet univers chilien comme dans un seul et même film divisé en deux étapes, dont la première représenterait l’enfance et la seconde la quête d’associations et de parenté artistique.
D’ailleurs, les associations constituent la pierre angulaire de la création, chez Jodorowsky. Il a renouvelé plus d’une fois, au cours de sa carrière, sa qualité de rassembleur, ce qu’il montre littéralement dans ce film, et de plusieurs manières : on voit d’abord la façon dont, jeune adulte, il est entré en contact avec le milieu artistique et poétique chilien, de même que la façon dont ont pu germer ses rassemblements psychomagiques. Mais le film constitue en lui-même le fruit de plusieurs grandes associations : on voit notamment la danseuse de renom Carolyn Carlson dans une très belle scène de tarologie, mais surtout on retrouve la grande filiation des Jodorowsky. Si on remarque que l’auteur est largement versé dans l’autobiographie, il n’est pas à négliger le rôle initiatique qu’il confie à ses fils Brontis (ici le père d’Alejandro) depuis ses tout premiers films et Adan, cette fois dans le rôle d’Alejandro lui-même.
Cette part autobiographique et initiatique descend par ailleurs d’un héritage direct de sa pratique théâtrale de l’« éphémère panique », où chaque acteur (au sens littéral de « quelqu’un qui se met en acte ») « tentait d’interpréter son propre mystère » dans la quête d’un état de grâce (rien de moins). Car l’expérience, depuis le tout début, depuis les années soixante-dix donc, consiste aussi à utiliser le cinéma pour sortir l’« éphémère panique » de la scène à proprement parler et pour en cristalliser certains éléments, certains effets sur l’écran avec une vision esthétique remarquable tout autant qu’orgiaque. Le film devient un objet d’art du fait qu’il naît d’un besoin de vivre un rituel créant une nourriture spirituelle en soi. Et avec toute cette expérience qu’a accumulée Jodorowsky, cet état de grâce semble définitivement atteint avec ce diptyque, où l’auteur s’offre une réelle expérience psychanalytique, à la fois pour agir à titre de réalisateur, et à la fois pour apparaître en tant que « lui-même » dans l’action (sa vie) et la commenter, témoigner, et assister à son
re-enacment. On pourrait lui reprocher un narcissisme excessif, mais le ton est juste, investi de l’engagement total de tous les acteurs, le réalisateur le premier. Sa prise de risque personnelle finit par susciter une telle générosité que le chemin s’ouvre vers le spectateur, brisant au passage le fameux quatrième mur à force de s’adresser au public dans les séances les plus « paniques ».
On ne peut s’empêcher de se demander comment se déroule le processus créatif pour ces acteurs impliqués chacun à différents niveaux; de se demander si ce « mystère » en question profite également à tous les acteurs (l’expérience psychanalytique étant tout de même intense pour les fils) et, surtout, de se questionner au sujet de l’implication de ceux-ci, sachant que Brontis est apparu dans les films de son père dès lors qu’il était tout petit. En réalité on se dit que la question ne se pose probablement plus depuis longtemps, puisque la réputation de Jodorowsky semble continuer d’attirer (et de fidéliser) de nombreux collaborateurs, et que s’il est une chose qu’il doit avoir appris à piloter avec brio, c’est justement cet effet de catharsis. Du reste, pour les fils et pour toute l’équipe, « jouer le jeu », c’est justement assumer au mieux possible les rôles attribués, devant ou derrière l’écran. Et au final, ce qui est intéressant, c’est la question soulevée par l’impudeur de l’artiste, à savoir : nulle part au cours de son éducation l’enfant ne peut réellement et totalement consentir aux actions de ses parents. D’ailleurs, la liberté et l’affranchissement ne sont-ils pas de grands thèmes dans ce diptyque?
Toujours est-il que, dans cette expérience rituelle particulière qu’est
Poesía sin fin, où cette réalité d’homme blanc hétérosexuel est confrontée à un monde de différences rappelant l’univers plutôt vieillot de circassiens éclopés, nains et marginaux de toutes sortes, tout ce monde donc évolue aux côtés de ces hommes blancs qui, bien au courant du privilège de leur condition, les accueillent avec curiosité et ouverture, sans faire quelque ombrage que ce soit. La figure féminine non plus n’est pas en reste. Il faut par ailleurs absolument signaler l’extraordinaire travail de Pamela Flores, dans le rôle chantant de la mère (seul rôle chantant, qui apparaît du reste comme un réel hommage), que l’on retrouve cette fois dans un double rôle (choix qui n’est en rien innocent) : le rôle chantant de la mère toujours, mais également celui, très différent, de la poète Stella Díaz Varín, le premier coup de foudre d’Alejandro.
Comme c’est si bien proclamé par celui-ci : la poésie est un acte. En résulte, comblant toutes attentes, un film à haute teneur en symboles dont l’ensemble des actes entrent dans un tout cohérent. Toutes les expériences, que ce soit un baptême par le feu, la scène d’aveu d’Alejandro, qui, en clown, finit par se faire sacrer poète en bodysurfant dans l’arène d’un cirque… Ou encore que ce soit une cérémonie au cours de laquelle on vandalise une statue de Neruda, tout est prétexte à la poésie. D’ailleurs,
Poesía sin fin démontre remarquablement que le Chili n’a nullement besoin d’un Neruda pour être représenté en poésie à la face du monde, qui plus est dans un hommage à la poésie elle-même. Ce n’est pas peu dire, Neruda faisant d’ordinaire office d’emblème national (ici et là-bas). Et on n’ignore pas bêtement le grand poète (ce qui lui aurait donné encore plus de force). Non. À la manière d’un éphémère panique, et comme il l’a fait pour la figure du père, Alejandro va déconstruire physiquement le mythe avec l’aide de ses comparses, nous présentant ainsi ces poètes chiliens qu’il a lui-même côtoyés et/ou qui ont été importants pour lui : Enrique Lihn, Stella Días Varín et Nicanor Parra, aujourd’hui centenaire, qui est aussi le frère de la chanteuse Violeta Parra.
L’importance que prennent tous ces acteurs confère à la finale d’autant plus de force que sa forme répète celle du film précédent, appuyant la structure du diptyque « famille nucléaire / famille artistique », au quai de Tocopilla d’abord, puis du Chili tout entier. Comme si
sans fin voulait peut-être dire en quelque part
toujours la même fin, cette fin qui restera toujours un départ.
Le style des deux films, en tous points semblables, soutenu par une scénographie d’une ingéniosité ludique rappelant les contraintes du théâtre (je pense à l’acteur costumé en noir des pieds à la tête qui apporte les accessoires aux acteurs, par exemple) et mêlant les genres (opéra, danse, théâtre, collage, pantins, marionnettes, cirque, autobiographie) crée un style baroque, inspire l’impression que tout est possible, que les moyens ne justifient pas la fin et que si une image vaut mille mots, une image poétique, elle,est décuplée. Qu’avec peu on peut tout dire. Aussi n’est-ce pas la réalité du poète, de créer des mondes inconnus et de faire des liens inespérés avec seulement un geste, et ultimement un crayon?
L’héritage le plus important de Jodorowsky avec ces deux films sur sa jeunesse, en excluant le fait qu’il livre sa progéniture à la postérité, ce sera d’avoir montré la voie qu’il aura prise lui-même pour se libérer des filtres par les rituels et ainsi s’associer dans l’Art (communier dans les besoins psychiques), et dans une réunion savamment élaborée de la
poêsis et de la
mimêsis, atteindre une créativité sans fin,