Une porte de frigo qui ne se ferme pas, une porte de voiture ouverte au mauvais moment, un chauffage trop lent à démarrer, une civière qui peine à entrer dans une ambulance, un cellulaire qui sonne au mauvais moment…
Manchester by the Sea raconte la plus terrible des tragédies, mais Kenneth Lonergan garde sa mise en scène bien ancrée dans le plus banal des quotidiens : le personnage principal, Lee Chandler (
Casey Affleck), pourrait bien s’enfermer dans sa douleur, tenter de vivre hors du monde, mais qu’il le veuille ou non, la vie continue, comme on dit, et c’est bien ce qui émeut chez Lonergan, dans ce film comme dans
Margaret avant lui, ce sentiment de la vie qui passe.
Une vie qui passe
malgré tout, devrions-nous préciser, car dès la première scène, Lee semble vouloir rester en retrait de la société, Affleck traîne sa carcasse désœuvrée de scène en scène en évitant toute discussion qui ne serait pas purement pragmatique. Concierge, il s’attaque à une toilette bouchée, un tuyau qui fuit, une lumière à remplacer, une entrée à déglacer, il faut tout réparer, entretenir, rien ne va, comme plus tard ces portes de frigo et de voiture, ce chauffage, cette civière, etc. Lee ne peut pas réparer sa vie, on devine rapidement qu’il a vécu un drame (on ne le dévoilera pas ici) qui l’a laissé brisé à jamais, alors pour se détourner de sa souffrance, il règle ces menus problèmes matériels. Rien ne va, peut-être, mais ce sont précisément ces petits riens, des futilités vites réglées et sans conséquence, qui nous signalent que la vie continue, en s’acharnant sur nous désagrément par désagrément — parce que même quand tu n’as plus envie de vivre, les toilettes vont continuer de se boucher. Alors que faire, sinon continuer à les déboucher ? Pour Lee, il n’y a semble-t-il rien de plus à attendre de la vie.
Mais il reçoit un appel, et il doit laisser ses locataires avec leurs doléances pour s’occuper d’un cas autrement plus personnel, la mort de son frère, Joe (
Kyle Chandler). Le film procède dès lors par allers-retours entre le présent et le passé : Lee se rappelle son frère, à l’hôpital, quand on lui annonce une défaillance cardiaque ; il se rappelle un moment de bonheur avec sa femme (
Michelle Williams), alitée, affaiblie par un rhume — il n’y a pas que les objets qui brisent, le corps aussi a ses faiblesses, et même les souvenirs plus heureux de Lee sont hantés par tout ce qui ne va pas. Mais s’il se souvient, c’est déjà, au moins, le gage que la vie continue, toujours, que le temps passe, que même si certains événements ne quitteront jamais Lee, autour de lui le monde change. Ce passé ressurgit à l’écran presque toujours pour motiver le comportement de Lee au présent, ou plutôt pour l’écarteler : en retournant à Manchester by the Sea, là où il a vécu autrefois avec son frère, Lee ne peut plus vivre au présent, tout ce qu’il fait le ramène immanquablement à son passé, comme les regards des passants qui pèsent dans son dos ; si son corps est ici, son esprit est encore là-bas. Lonergan nous garde ainsi toujours au plus près du personnage, le mystère sur le passé de Lee, qui ne sera résolu qu’au bout de la première heure, sert moins à garder le spectateur en attente qu’à suivre le cheminement psychologique de Lee, tentant désespérément de refouler son passé ; opération impossible, il se déversera sur lui d’un coup, dans une séquence opératique foudroyante.
Il y a sans doute quelque chose d’un peu fataliste, de la part de Lonergan, voire de sadique, dans la manière d’accumuler les drames sur la tête de ce pauvre Lee, mais en même temps, le film met surtout en valeur la persistance du personnage, qui essaie malgré tout de se réintégrer à la communauté de Manchester by the Sea, en voulant honorer les dernières volontés de son frère qui l’a désigné comme tuteur de son fils adolescent, Patrick (
Lucas Hedges). Encore, Lee aborde la situation avec pragmatisme, il se concentre sur les procédures de l’enterrement (mais le sol est gelé, il faut attendre), sur le bateau de Joe (mais le moteur fait défaut, il faut le remplacer), il tente de refuser la garde de Patrick, sous prétexte qu’il habite à Boston et qu’il ne peut pas déménager. Malheureusement pour lui, son frère a tout prévu et le pragmatisme ne peut plus l’aider : pour se justifier, il faudrait que Lee puisse parler, mais il y de ces choses qu’il ne peut pas dire…
C’est là un thème cher à Lonergan, que l’on retrouvait aussi dans
Margaret, où le cinéaste multipliait les manières de ne pas dire ce que l’on veut dire, de le dire à mots trop couverts, de mal le dire, ou de le dire en blessant (in)volontairement son interlocuteur. Le langage était particulièrement difficile à maîtriser, alors les discussions escaladaient vite en disputes, d’autant plus que d’un côté comme de l’autre les personnages entendaient bien ce qu’ils voulaient entendre, Lonergan multipliant aussi les plans de personnages qui n’écoutent pas. La grande force du film, c’était d’arriver tout de même à nous faire saisir la vie intérieure de tout un chacun, de nous partager entre les points de vue et de nous faire sentir le terrain d’entente possible derrière les malentendus.
Margaret s’intéressait aussi aux après-coups d’un événement dramatique, un accident d’autobus dont Lisa, une adolescente, était partiellement responsable, et elle parvenait à une catharsis grâce à la parole, au moment où elle parvenait enfin à dire. Dans
Manchester by the Sea, il y a encore de cela, mais Lonergan part d’un événement beaucoup plus traumatique qui ne sera verbalisé qu’une seule fois, avec pragmatisme, toujours, détaillé geste par geste, mais après il tombe dans le domaine de l’indicible. Lee non plus ne parvient pas à dire ce qu’il faudrait dire, mais pour lui c’est une nécessité de survie plus qu’un défaut de langage, et toute catharsis lui est impossible. Il y a de ces événements dont on ne peut pas se remettre.
Patrick, le neveu de Lee, est lui aussi enfermé dans sa bulle, toute différente, celle d’un adolescent aux prises avec d’autres types de problèmes quotidiens (trouver un moment d’intimité avec ses deux amantes, réussir à enfiler un condom, un drummer qui ne tient pas le rythme), sans compter son propre drame (la mort récente de son père), ce qui l’empêche de comprendre suffisamment son oncle, même s’il connaît son passé. Comme dans
Margaret, la tension surgit dans cet écart entre deux perspectives qui essaient de se rejoindre sans y parvenir, deux solitudes qui tendent difficilement l’une vers l’autre, d’où ces malentendus qui mènent, par exemple, à cette porte qui n’ouvre pas au bon moment ; d’où les scènes plus déchirantes, la dernière rencontre entre Lee et sa femme par exemple, une tentative de conversation aussi nécessaire qu’impossible ; et d’où, aussi, tout l’humour de ce film, qui est souvent aussi drôle que tragique. Car la vie continue, oui, quelques heures après avoir appris la mort de son père on peut quand même rire autour de
Star Trek, et même si on n’oublie jamais la cause du mal-être en société de Lee, cela peut le mener dans des situations aussi inconfortables que comiques. La justesse de ce ton doit beaucoup à l’écriture, mais peut-être encore plus aux acteurs, Affleck en premier lieu, dans ce rôle difficile d’un homme qui essaie de s’effacer, de ne pas se faire voir, alors même qu’il est objet d’étude pour la caméra — comment montrer que l’on veut disparaître tout en restant présent ? Il faut trouver des gestes, une manière de s’agripper maladroitement à un sac d’épicerie par exemple, ou une manière de parler posément, les épaules légèrement recroquevillées vers l’avant (c’est qu’il fait froid), en bougeant peu, en regardant vers le sol ou droit devant soi, le regard ailleurs. Et c’est ce qui continue de nous hanter longtemps après la projection, ce corps en disparition qui erre seul dans une ville qui ne veut pas de lui, ce corps qui existe malgré tout, malgré lui et malgré un monde qui en général aimerait mieux l’ignorer…
Manchester by the Sea est peut-être moins ambitieux que
Margaret, plus classique aussi dans sa forme (
Margaret se permettait beaucoup d’errances apparentes au scénario, une structure lousse qui gagnait en densité dramatique avec le temps), mais l’un comme l’autre se distinguent avant tout par une attention aiguisée envers l’humain, à des manières d’être dans le monde très spécifiques. Et lorsque l’on se rappelle que la postproduction de
Margaret a duré près de cinq ans, que Lonergan a été poursuivi par son studio pour rupture de contrat, que le film a été lancé à la va-vite par un distributeur qui voulait enfin s’en débarrasser, et qu’il s’agissait d’une version non approuvée par le cinéaste, tronquée d’une bonne demi-heure, et que c’est finalement l’enthousiasme de la critique (le film se retrouve maintenant cité, avec raison, parmi les meilleurs films depuis le début du millénaire,
dans le sondage auprès de la critique de la BBC) qui a permis à Lonergan d’offrir en DVD une version longue, plus proche de sa vision originale (mais pas un
Director’s Cut, les poursuites l’empêchent d’utiliser cette expression), quand on se rappelle tout ça, on comprend que Lonergan ne pouvait pas faire un autre
Margaret, et que pour Lonergan aussi, la vie continue, malgré tous ses déboires. Le drame de Lee n’est sans doute pas comparable, en ampleur, à celui de Lonergan, mais il est difficile de ne pas voir dans
Manchester by the Sea l’expression de l’état d’âme d’un artiste qui, lui aussi, tente de pratiquer son métier malgré tout. Sa persévérance, à l’instar de celle de Lee, nous émeut au plus haut point.