I Called Him Morgan (2016)
Kasper Collin
A Winter's Tale
Par
Jean-Marc Limoges
Les circonstances qui ont donné naissance à ce documentaire sur Lee Morgan sont à l’image de la fin tragique du trompettiste : incroyables. Alors que, fin 1980, début 1990, Larry Reni Thomas, ancien DJ jazz et professeur d’histoire offrant des cours du soir aux adultes d’une école de Caroline du Nord, rencontre ses nouveaux étudiants, il apprend que la sexagénaire un peu délurée qu’il a devant lui n’est nulle autre que Helen Morgan, la veuve — et la meurtrière — de son idole. Il veut l’interviewer. Elle se prêtera au jeu en février 1996. Il enregistrera, sur une cassette audio de piètre qualité, des informations pourtant d’une grande importance. Elle décédera le mois suivant. C’est près de 20 ans plus tard qu’un cinéaste suédois s’intéressera à cette cassette, en filmera ponctuellement le déroulement (comme pour nous indiquer que ces minutes sont précieuses et tirent constamment à leur fin) et l’intégrera dans un lot d’images d’archives et d’entrevues récentes.
J’ai découvert Lee Morgan grâce à John Coltrane que j’ai découvert grâce à Miles Davis que j’ai découvert grâce à un petit disquaire spécialisé en jazz dont l’humble commerce était sis sur Saint-Denis à l’époque où on pouvait encore acheter des vinyles sans passer pour un hipster et où on pouvait même fumer des Gitanes sans filtre dans les commerces sans passer pour un écorcheur de veau. Je venais acheter « mon premier disque de jazz », lui avais-je avoué, un peu honteux. Il m’avait remis Kind of Blue (évidemment). Pourquoi ? Parce que cet album important, m’avait-il appris, était comme une toile d’araignée. Les plus grands y étaient réunis, autour de Miles Davis : Jimmy Cobb, Paul Chambers, Wynton Kelly, Bill Evans, Julian « Cannonball » Adderley et John Coltrane. Explorant ensuite la discographie de chacun de ces musiciens, on en découvrait d’autres, sur chacun de leurs albums, tout aussi brillants. Et c’est en me procurant Blue Trane que je fus, d’abord, envoûté par le jeu fluide et généreux de Coltrane, mais aussi intrigué par la fougue et la précision — laquelle rivalisait avec la bonhomie du trombone qu’empoignait Curtis Fuller —, du trompettiste, un talentueux jeune prodige dont je n’avais jamais entendu le nom : Lee Morgan. Or, si sa discographie était impressionnante, sa vie demeurait mystérieuse.
Des recherches superficielles et sporadiques me livrèrent peu d’informations, quelques photos et encore moins de segments vidéo. Il avait fait près de 30 albums comme leader et encore plus comme participant avant de mourir à 33 ans, tiré par sa femme, le 19 février 1972, un soir de tempête de neige, au Slug, un club de jazz de New York, en pleine gig. Comment est-ce qu’on avait pu en arriver là ? Quel genre de bonhomme avait bien pu être ce jazzman ? Et qu’avait-il bien pu faire pour mériter un tel coup ? Le voile sur sa vie allait-il enfin être levé ? Il va sans dire que la sortie du documentaire I Called Him Morgan avait de quoi me faire jubiler.
Un film est bon — ou pas — selon l’horizon d’attente qui se dessine devant nos yeux. On se fait des attentes très hautes, le film ne les comble pas, on le déteste. On a des attentes plutôt basses, le film est toutefois moyen, mais, puisqu’il les dépasse, on l’adore. Devant un documentaire sur un trompettiste génial mais trop méconnu, on s’attend à quoi ? À du respect, d’abord. On veut sentir que le documentariste aime, voire admire, le musicien, tout autant, sinon plus, que nous-mêmes. À de la musique, ensuite. On veut l’entendre, tout le temps et longtemps. On veut le voir, aussi, à l’œuvre, sur vidéo, sur photo. Dans une profusion de témoignages éclairants, enfin. On veut rencontrer les gens qui l’ont connu, entrer dans son intimité, connaître ses qualités, ses défauts, ses frasques et ses lubies, obtenir un lot d’informations pertinentes.
Le documentaire de Kasper Collin nous offre un peu de tout ça. Première image : un ciel d’hiver si gris que les flocons en sont noirs. Première pièce : l’atmosphérique « In Search of a New Land ». Quand on sait que c’est lors d’un soir de tempête que Lee s’est fait tirer, nous sommes muets, pantois, frigorifiés. Et puis les proches se souviennent du coup de feu fatal, rappellent leur choc, racontent leur tristesse, partagent le vide laissé. Comment Helen avait-elle pu tuer Lee ? L’émotion est à son paroxysme.
Flashback. Helen Morgan est née dans une famille pauvre habitant sur une ferme de Caroline du Nord. Elle a eu son premier enfant à 13 ans, son second à 14 ans. Les laissant à sa famille, elle gagne New York à l’âge de 17 ans. On apprend aussi qu’elle était plutôt avenante, qu’elle fréquentait les plus grands jazzmen de l’époque, qu’elle leur livrait de l’héroïne sans y toucher, et que, comme elle savait foutrement bien cuisiner, ils se retrouvaient tous chez elle, à la sortie des clubs. Flashback. Le jeune Lee était talentueux — et il le savait (frôlant même parfois l’outrecuidance) —, il aimait bien rigoler et il avait un inimitable swagg (photo à l’appui). On apprend aussi qu’il est tombé dans l'héro et — un soir qu’il en avait sûrement trop pris — sur un calorifère, accident qui lui laissa au front une cicatrice qu’il tenta toute sa vie de cacher en se gominant les cheveux sur le devant. Quand ils se sont rencontrés, quelque part en 1967, sa (jeune) carrière périclitait (déjà), il avait besoin d’aide et elle y était toute disposée. Il n’avait pas encore 30 ans, et elle, elle en avait plus de 40.
Les informations sont agrémentées — plutôt qu’enrichies — d’images diverses : archives, photos, reconstitutions. De nombreuses images, haute définition, accompagnent les propos. On est ému, enthousiaste, excité. Mais on déchante aussi un peu. Pourquoi nous raconte-t-on le passé de Helen avec force détails, et si peu celui de Lee ? Comment en est-il venu au jazz ? Qui furent ses idoles ? Quand a-t-il reçu sa première trompette ? D’où lui est venu son génie ? Qu’a-t-il apporté à la musique ? Qu’est-ce qui rendait son jeu si particulier ? Qui sont ses épigones ? Qu’ont-ils admiré, chez lui ? Que lui ont-ils repiqué ? On aurait voulu un découpage en période, une liste d’albums, des titres. Puis, on repense à celui du documentaire et on admet qu’il ne cherche pas à faire la biographie de Lee Morgan, mais qu’il cherche plutôt à dire comment une femme qui lui a sauvé la vie peut aussi la lui enlever.
On réajuste donc son horizon d’attente et on se remet en marche. Ainsi fut leur rencontre, ainsi fut leur vie… jusqu’à ce que, fin 1971, Lee rencontre une autre femme et délaisse Helen. Il a 33 ans, elle en a 46. Il ne lui reste que quelques jours à vivre et il reste quand même plusieurs minutes au documentaire. Les derniers instants sont longuement — et de différents points de vue — racontés. Comme pour nous faire comprendre que le destin est une belle salope. Sa femme aurait dû quitter New York. Sa maîtresse aussi. Lee aurait pu ne pas se rendre au Slug. Or, il y a cette foutue tempête de neige qui s’entête et qui déjoue les plans de chacun. Helen n’est pas partie. Sa maîtresse non plus. Et Lee a tout de même rejoint sa bande. Se rendant au bar, il aurait même dérapé en voiture et poursuivi sa route à pied. Le groupe monte sur scène. La maîtresse est là, à la table d’honneur. Inquiète, Helen se pointe à l’entracte, revolver en poche. Gros plan sur la cassette audio. Sa voix d’outre-tombe raconte. La maîtresse précise. Les amis ajoutent. Et les images de New York enneigent constamment l’écran. Il n’y a plus de musique. La tension s’intensifie. Et, quand le bassiste Paul West raconte comment, au milieu du bar, alors que Helen et Lee s’engueulent, il entend un coup de feu, c’est toute la bande-son qui se tait. Lee tombe. Sa femme s’immobilise. Et l’ambulance — à cause de cette foutue tempête — est coincée dans la neige. Elle prendra près d’une heure à arriver. On aurait pu sauver Lee. Mais le destin en a décidé autrement. Oui, une belle salope !
Alors que, la gorge nouée, nous nous serions crus à la fin, le documentaire se poursuit. On doit derechef se le rappeler, le tout porte sur la relation entre Lee et sa femme. On raconte donc son arrestation, son procès, son emprisonnement, sa sortie, mais aussi ses retrouvailles avec les anciens amis (d’abord enragés, ensuite compatissants) et sa longue rémission dans une église de son patelin d’origine. Il faut apprécier le documentaire pour ce qu’il nous offre.
Puis, on y repense tout de même, en regard de ce qu’il nous a offert. On se dit que les plans de coupe se répètent un peu, que quelques pièces musicales aussi, que plusieurs — et de très bonnes — ont été bizarrement écartées. On se dit que quelques propos tombaient parfois à plat, qu’on est chagriné de ne pas avoir vu plus souvent Lee à l’œuvre dans des segments vidéo trop expéditivement montrés. On se dit que les anecdotes furent, dans l’ensemble, plutôt rares et souvent sans grand relief. Puis, on se dit que Lee, le jeune trompettiste de génie, est mort pour une histoire de cul. Bêtement. Qu’on aurait voulu un motif plus puissant, des ressorts plus enlevants. Puis, on se dit que la vie n’est pas construite comme un scénario de film.
Ce documentaire n’offre pas toutes les réponses à nos questions. La vie du trompettiste, son génie, reste encore nimbée de mystère. Mais le petit film de Collin manifeste un profond respect pour Lee et même pour Helen. Et sa musique, et ses images, et son ambiance, nous habitent longtemps après la sortie de la salle. Si les images de New York sous la neige se répètent, voire insistent, tout comme l’hypnotique « In Search of a New land » qui revient hanter la bande-son, n’est-ce pas pour générer une triste ambiance, pour nous dire que tout ça aurait pu se passer autrement s’il n’y avait pas eu cette foutue tempête ? Plus qu’une enquête, plus qu’une reconstitution, ce documentaire voulait nous faire comprendre que le destin est une belle salope.
Critique publiée le 30 octobre 2016.