« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus
avant de renvoyer les images. »
Jean Cocteau
À la question « Si on devait brûler tous les films sauf un ? », la réponse serait sans aucun doute
L’homme à la caméra de Dziga Vertov
[1]. Car le chef-d’œuvre du cinéaste russe nous propose, certes, un hymne à la vie, mais aussi au cinéma. Et aucun autre film ne saurait donner une idée plus juste, plus belle et plus complète de ce que fut le 7
e art. En faisant de « l’homme à la caméra » le sujet même de son film — lequel parcourt les rues de Moscou et les plages d’Odessa pour en capter les multiples mouvements de masse —, Vertov nous offre aussi non seulement une réflexion de ce qui se trouve tantôt en amont, tantôt en aval du film lui-même, mais aussi une réflexion sur le film en particulier et sur le cinéma en général. Réflexif, le film de Vertov l’est certainement, et dans tous les sens du terme.
Précisons d’emblée le double-sens qui travaille la notion de réflexivité, double-sens dont l’un des deux en contient à son tour deux autres. En effet, la « réflexion » peut être entendue dans un sens « psychique » (ou « philosophique » :
penser) ou dans un sens « physique » (ou « oculaire » :
refléter), dont le second peut être entendu au sens « propre » (il y a
concrètement, quelque part, un miroir en jeu), ou au sens « figuré » (quelque chose se rapproche
abstraitement d’un miroir). Peu importe que le film « réfléchisse » dans l’un ou l’autre de ces trois (premiers) sens, on pourrait en proposer un quatrième — un sens « englobant » — qui les subsumerait : la réflexion comme «
retour sur soi ». Ce « retour » n’évoque-t-il pas quelque personnage pensif, les yeux plongés dans sa propre image, tentant de faire le point (sur sa vie, sur lui-même) ? De quelles façons le film peut-il effectuer ce retour ?
Le film peut, par un jeu de miroir (que celui-ci soit concret ou abstrait),
réfléchir quelque chose… soit
en lui (le dispositif de production réputé hors cadre ou encore un pan — passé, présent ou futur — de l’histoire qu’il raconte), soit
hors de lui (la salle, les spectateurs ou encore d’autres films qui lui préexistent). Il peut aussi, ensuite, réfléchir
à ou
sur quelque chose, en l’occurrence — parce qu’il se réfléchit lui-même, parce qu’il se regarde dans un miroir —, au (x) film (s) ou au cinéma, ou encore…
faire réfléchir celui qui le regarde sur sa condition de spectateur. Et il semble que
L’Homme à la caméra— film réflexif au sens « englobant » — propose une réflexion dans tous ces sens.
D’abord, l’« homme » — en nous donnant à voir, par le relais de quelque surface réfléchissante dans lesquelles il prend plaisir à se filmer, la caméra elle-même — nous offre ponctuellement une réflexion de ce qui est d’ordinaire caché au spectateur. La réflexivité est ici à prendre au sens propre. Mais outre ces quelques miroirs savamment placés dans l’axe de la caméra et qui réfléchissent ce qui se trouve en amont du film, il arrive aussi que l’écran lui-même, plutôt que d’ouvrir une « fenêtre sur ce monde » (dans lequel se trouve des miroirs), se transforme lui-même (du moins au sens figuré) en miroir, nous donnant à voir, à plusieurs reprises, ce qui se trouve en aval : les spectateurs (offrant ainsi, aux spectateurs réels, une sorte d’image d’eux-mêmes).
Au-delà de ces sens propre et figuré, le film pourrait aussi être considéré comme réflexif dans les sens fort et faible. Ce dernier sens regrouperait ces films qui ne nous offriraient pas nécessairement un miroir d’eux-mêmes, mais qui ouvriraient plutôt une fenêtre sur le monde… du cinéma. Le film peut être dit réflexif en cela qu’il « se regarde » (comme dans un miroir) — pour se contempler ou se critiquer —, c’est-à-dire qu’il se prend (narcissiquement) pour sujet en nous dévoilant les coulisses de la production des films, voire de la production du film lui-même. Dans
L’homme à la caméra, on voit le caméraman filmer, la monteuse monter, le projectionniste projeter. Aussi le film devient-il métafilm, en cela qu’il nous offre des renseignements sur ce qu’était tourner — et présenter — un film, à l’époque.
Mais en plus de nous « parler
de cinéma », le film de Vertov — de façon plus immédiate — nous «
parle cinéma » et nous rappelle plus fortement qu’il est film et que nous (n’en) sommes (que) des spectateurs, par des moyens qui s’apparentent cette fois au film autoréflexif, celui dans lequel on parvient à nous
rappeler la présence du dispositif énonciatif
même, en l’occurrence, de la pellicule et des pirouettes techniques. Le fait de nous révéler, par exemple, l’endroit où était placée la caméra lors de prises particulièrement époustouflantes — sous ou sur le train — ou de nous montrer la pellicule même du film au cours de son déroulement (en alternance avec les images qu'il nous donne directement à voir), sont autant de façons grâce auxquelles le film révèle ce qui devrait, normalement, nous être caché et que le spectateur devrait oublier.
En plus de ce sens « faible » (métafilm) et « fort » (autoréflexivité), le film de Vertov est aussi réflexif dans un sens que l’on pourrait dire « large » — il effectue des jeux de miroir avec
d’autres films — (il nous offre des renvois intertextuels) et « étroit » — il effectue des jeux de miroir avec
lui-même — (il nous offre un cas de mise en abyme).
Le film de Dziga Vertov ne peut pas ne pas faire penser au film de Walter Ruttmann, réalisé deux ans auparavant,
Berlin : symphonie d’une grande ville (1927). Les liens entre les deux œuvres sont innombrables : les rues désertes au petit matin, les pigeons qui picorent, les sans-abri qui étirent leur nuit, les volets qui s’ouvrent, les ménagères qui époussettent, les commerces qui montent leur store, les mannequins qui fixent les premiers passants, les hommes qui font cirer leurs chaussures, les avions et les tramways qui sortent de leurs hangars, les trains qui s’activent — d’ailleurs filmés sous des angles identiques —, les agents de circulation qui tâchent de donner un peu d’ordre à la cohue, les cheminées d’usine qui crachent leurs nuages de fumée, la machinerie qui remue, les journaux qui s’impriment, les dactylos qui tapent, les employés qui appellent, les pompiers qui se pressent, les couples qui se marient, les corbillards qui se traînent, les ouvriers qui se décrassent, les plages qui se noircissent, les courses de moto ou de vélo, voire les courses à pied auxquelles on assiste, les bars où l’on s’abreuve et, finalement, les salles de cinéma où l’on s’entasse. Le film de Vertov marque ainsi son appartenance au cinéma en nous rappelant un film précédant, en s’inscrivant dans une filiation.
Les liens entre les deux œuvres sont donc intentionnels et multiples –
L’Homme à la caméra « réfléchit » bel et bien
Berlin : Symphonie d’une grande ville –, à une différence notable : aucun homme à la caméra ne traverse le paysage berlinois. Si le film de Ruttmann filme la ville uniquement, celui de Vertov filme la ville
et un caméraman filmant la ville. D’ailleurs, quand les Berlinois vont, à la fin de leur journée, au cinéma, on devine qu’ils regardent un film de Chaplin ; quand les Moscovites prennent d’assaut leur salle, c’est pour y voir…
L’Homme à la caméra. Ainsi, le film réfléchit non seulement un film qui lui est extérieur, mais place, à l’
intérieur du film même, un film qui le réfléchit. En assoyant ses spectateurs diégétiques devant
L’Homme à la caméra, Vertov pousse donc encore plus loin les frontières de la réflexivité, en offrant peut-être un des premiers cas de mise en abyme « infinie » de l’histoire du cinéma.
Si la réflexivité est aussi une façon pour le film de
se désigner comme film et de nous rappeler que nous (ne) sommes (que) des spectateurs,
L’homme à la caméra demeure, là encore, un bel exemple de réflexivité (que l’on pourrait entendre, cette fois, dans un sens « général »). Le film peut certes, afin d’attirer notre attention sur son caractère factice, artificiel, construit, afficher les traces de son
énonciation, mais aussi celles de sa
narration (qui se marquent dans le discours, sur le support discursif, à même le signifiant filmique : l’image, le son, les éventuelles mentions écrites), de son
organisation (qui se marquent dans le récit : la façon dont on raconte l’histoire, l’ordre dans lequel on présente les événements, les informations qu’on livre et qu’on retient) et de son
invention (qui se marquent dans l’histoire : les événements eux-mêmes, les informations elles-mêmes, sans avoir été mis en forme par le récit ni pris en charge par le discours).
D’abord, le film peut recourir à l’opacification de son discours, rendre palpable la matérialité de son signifiant, par des effets de
jumpcuts, de faux raccords, de floutage, de changement dans le grain, de paroles incompréhensibles ou n’épousant pas tout à fait le mouvement des lèvres du personnage qui les profèrent, etc. Le film de Vertov se désigne quant à lui comme film par de nombreux arrêts sur image, ralentis, rembobinages, surimpressions,
split screen et autre
stop motion, opacifiant ainsi la fenêtre qu’il ouvre sur le monde, attirant notre attention sur le discours filmique et nous rappelant que nous sommes devant un film.
Mais un film qui s’ingénie, pour ainsi dire, à bien nettoyer la fenêtre qu’il ouvre sur le monde n’obtiendra pas instantanément la croyance de son spectateur. Un film — même « transparent » — dont le scénario est mal ficelé, dont l’intrigue est cousue de fils blancs, dont les personnages sont peu crédibles, dont les actions sont tirées par les cheveux, dont les finales sont forcées, peut aussi rappeler au spectateur qu’il est devant un film. Le film de Vertov semble intentionnellement dysnarratif et, en cela, attirer l’attention sur lui-même en mettant à mal certains des présupposés sur lesquels repose tout récit. En effet, il n’y a pas vraiment de personnages bien définis (l’homme ? les gens ? la ville ?) et, quand bien même on en élisait un, celui-ci ne poursuit aucune quête déterminée, ne connaît aucune réelle transformation, ne parvient à aucune résolution. Le numéro « 1 » qui apparaît au début du film laisse présager un numéro « 2 », voire un numéro « 3 » (comme dans
Berlin, d’ailleurs, clairement divisé en 5 actes) qui marquerait une forme de découpage. Or, aucun autre chiffre ne vient donner de résonnance à celui-là. De plus, si le film commence avec des gens qui s’éveillent, il serait logique d’anticiper qu’il se terminera avec des gens qui se rendorment, non avec une ville qui bouillonne. Aucune organisation, aucune transformation, aucune résolution ne vient donc offrir un peu de narrativité à ce poème cinématographique.
Enfin, cette fenêtre étant bien nettoyée, ce monde étant bien organisé, il reste que l’univers dans lequel on le prélève doit — pour que le film s’efface comme film et suscite la croyance du spectateur — être vraisemblable. Et l’on pourrait soutenir que, là aussi, le film de Vertov fait sciemment entorse à cette règle. Il semble par exemple posé, dans la diégèse, que l’« homme » a une taille… humaine. Nous le voyons dans la ville, croisant quidams et badauds qui ont sensiblement tous la même taille que lui. Or, deux plans — un au début et un à la fin — nous montrent le caméraman, tantôt plus petit que sa caméra, tantôt plus grand que la ville, brisant, non seulement, un présupposé diégétique que le film avait lui-même posé, mais aussi la croyance du spectateur.
Mais c’est peut-être, enfin, en ce qui touche à la réflexivité au sens « métaphorique » que le film est le plus riche. Vertov orchestre en effet, tout au long de son film, des rapprochements plutôt inusités entre le fait de faire un film et les métiers, voire les occupations (parfois même les plus banales), de la vie quotidienne : ouvrir les yeux évoque la mise au point de l’objectif, la machinerie renvoie au dispositif énonciatif, la coiffure, la manucure et la couture évoquent le découpage et le montage… Même les activités les plus simples comme agrafer son soutien-gorge ou des bas à un porte-jarretelles pourraient renvoyer à cette activité qui consiste à attacher ensemble deux bouts de pellicule pour qu’ils « se tiennent ».
Il ne resterait qu’à prouver que le film de Vertov est réflexif dans un sens philosophique pour convaincre qu’il était réflexif dans tous les sens. Le film ne nous présenterait-il pas, en effectuant ainsi son hymne à la vie, une réflexion — une pensée — selon laquelle le cinéma fait partie de la vie, une réflexion selon laquelle le cinéma peut certes rendre la vie, mais ne serait ni au-dessus ni en dessous d’elle ; il ne serait qu’une activité comme les autres, dont il se serait, du reste, évertué à nous montrer les rouages ? Au reste, en donnant le branle à cette réflexion-ci, ne peut-on pas aussi soutenir que le film nous aura fait réfléchir ?
Le film de Vertov est donc réflexif dans un sens « propre » (un miroir nous permet de voir la caméra même), un sens « figuré » (l’écran devient un « miroir » réfléchissant les spectateurs), un sens « englobant » (il effectue un « retour sur lui-même »), un sens « faible » (il affiche les traces d’une énonciation diégétisée), un sens « fort » (il affiche les traces de l’énonciation même), un sens « général » (il affiche les traces de sa narration, de son organisation et de son invention), un sens « large » (le film réfléchit – ou renvoie à – un autre film), un sens « étroit » (le film dans le film réfléchit un aspect du film lui-même), un sens « métaphorique » (le film offre des configurations évoquant le dispositif énonciatif) et un sens « philosophique » (le film offre une réflexion sur le cinéma en général et sur le film en particulier). Bref, en étant réflexif dans tous les sens, le film de Vertov est bel et bien celui que l’on devrait sauver des flammes. Nul autre film ne saurait offrir une idée plus claire ni plus riche de ce qu’est le cinéma, ni nous y faire mieux réfléchir.
[1] Même s’il n’y est nulle part cité, cet article doit beaucoup aux « notes introductives » de Jacques Gerstenkorn, publiées dans le n° 1 de la revue
Vertigo titré
Le cinéma au miroir (1987. Paris : Avancées cinématographiques) : « À travers le miroir » (p. 7-10). Qu’il reçoive ici toute ma considération.