Honoré Beaugrand se fût sans doute retourné dans sa tombe si on ne l’eût incinéré. Il eût fort probablement désavoué la froide version de son conte hivernal porté à l’écran par
Jean-Philippe Duval, sur le pâle scénario de Guillaume Vigneault. L’essence même du conte au canot volant, bien québécoise — malgré sa provenance (dit-on) poitevine — a complètement été évacuée au profit d’une écorce hollywoodienne.
L’enjeu, d’abord, a été édulcoré. Dans le conte, nos engageants bûcherons doivent partir de Gatineau et gagner Lavaltrie, la veille du Nouvel An, pour danser avec leurs blondes. Plus de 200 km sur une Transcanadienne pas encore tracée et encore moins déneigée. Qu’à cela ne tienne ! Les gars, prêts à tout pour se paqueter, pactiseront avec le Diable, vendront leur âme et loueront un canot. Les règles sont claires : 1 ° « Ne pas prononcer le nom du bon Dieu pendant le trajet » et 2 ° « Ne pas s’accrocher aux croix des clochers » sous peine de quoi nos rustiques gaillards iront bûcher « au fin fond des enfers ». Cette légende est un avertissement : l’alcool au volant, c’est criminel ! Comme conclura le cuistot : « Il s’agit simplement de ne pas se griser et de faire attention à sa langue et à son aviron ». Prendre un coup, éviter les « bon yeu » et
flyer tout drette, pour de nobles coureurs des bois canayens, v’là tout un défi ! Le marché est conclu.
Le film ne nous donne à voir aucune alliance, sinon celle que porte au doigt Liza Gilbert (
Caroline Dhavernas) dont le mariage avec Jos Lebel (
Francis Ducharme) devient le pivot du récit. Qu’avons-nous à faire de celui-ci et de celle-là ? Où est passée la gang ? Où est passé le trip ? Qu’a-t-on fait de l’incantation ? De l’alcool ? Des jurons ? Disparus ! C’est nous qui avons soif et qui sacrons ! N’y avait-il pas assez de matière, dans ce conte de 15 pages, pour nous sustenter pendant près de deux heures ? Alors, pourquoi l’adapter ? Fallait-il en évacuer le sympathique pari pour y plaquer une histoire d’amour sans relief ? Et que vient faire ici le Yâb, engoncé dans sa redingote, enharnaché comme un fesse-mathieu ? Pourquoi fallait-il lui donner un visage... et un tel accent (anglais, polonais, slovaque) ? Sa force ne vient-elle pas, dit-on, de nous faire croire qu’il n’existe pas ? Et pourquoi, enfin, s’acharner sur ce jeune couple comme dans une romance de mauvais goût ?
La facture du conte, ensuite, a été décolorée. Son intérêt vient aussi de ses pointes comiques et pittoresques. La truculence du récit tient, entre autres, dans la description grisante que M. le Maire nous offre du trajet, au-dessus de sa ville, comme si on y était : « La Longue-Pointe, la Pointe-aux-Trembles, Repentigny, Saint-Sulpice, et enfin les deux flèches argentées de Lavaltrie » (faites le voyage sur Google Map, vous allez voir, ça se tient). Au reste, à l’aller, nos boquillons-des-airs entreprennent de descendre sur Montréal pour effrayer les fêtards titubants dans les rues (imaginez leur tête ; moi, j’me marre), au retour, Durand-le-soulard, voyant de la lumière, tout en bas, décide de prendre un p’tit verre, juste-un-dernier (comme nos mononc'avinés ; je me marre derechef). CQFD : « Ce n’est pas si drôle qu’on le pense que d’aller voir sa blonde en canot d’écorce, en plein cœur d’hiver, en courant la chasse-galerie ; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. » Dans le film, plus de morale !
Plutôt que de tabler sur le fantastique ou sur l’humour, on s’y prend la tête et au sérieux. Jos part aux chantiers et Liza reste au village. Le film s’épanche (s’étend, s’attarde, s’éternise), tantôt sur la vie du (jeune) premier, tantôt sur l’avis de la seconde (qui se questionne sur son mariage), dans un montage parallèle dépourvu de « cliffhangers » (et de cantouques), si bien que, quand on quitte le fond des bois pour débarquer sur les trottoirs en bouette, on se rappelait à peine de ce qui s’y passait. Et quand on revient aux gars — Tiens ! je les avais oubliés, ceux-là — nulle envie de revenir au village ne nous taraude. On a toutefois envie d’en partir, sans nécessairement vouloir arriver ailleurs... sinon qu’à la fin du film, laquelle nous donne à voir, fidèle à la structure désincarnée de l’ensemble, le monsieur en train et la madame enceinte et notre Belzébuth barbu caché derrière le cahier économique de La Presse, les regardant d’un œil torve... comme s’il s’acharnait sur ce pauvre couple (mais pourquoi eux ?) de même que sur le spectateur (lequel se demande, avec angoisse, si on ne lui promettrait pas là un genre de suite, puisque le film se termine ainsi : que va-t-il donc leur faire ce Lucifer ?). Pourquoi cette finale creuse, sans imagination, d’un classicisme éculé et surtout sans lien aucun avec le conte ? Pourquoi cette finale à l’Américaine du type : qu’arrivera-t-il à nos tourtereaux ? Leur enfant tombera-t-il dans les griffes de Satan ? C’est ce que vous saurez dans le prochain épisode.
Assis dans la salle, Jacques Ferron aurait assurément esquissé un rictus faussement désintéressé. Lui qui, depuis le
Fond de son arrière-cuisine, s’était attaché à ce conte (à l’origine duquel, semble-t-il, un seigneur dénommé Gallery, pour avoir chassé un dimanche, était condamné à tirer du
gun pour l’éternité), nous avait appris que, en vertu du « repiquage », ce conte français nous était devenu « canadien et familier », et que « le déplacement géographique n’a pas manqué d’[y] apporter quelques modifications ». Partant, il se demandait avec étonnement : « Où est la chasse ? Où est la galerie ? » Et il offrait la réponse : « La variante canadienne n’a d’autre raison, tel un rêve, que de masquer le titre incongru d’un conte qui, n’ayant pas réussi à s’américaniser, est devenu incompris ». Le film, lui, y est parvenu. Américain et compréhensible. Il n’y avait ni chasse, ni galerie, dans ce conte. On les remplaçait par un canot volant et des biberons blasphémateurs ; cela nous ressemblait tant. Il n’y a ni gros mots, ni alcolos, dans le film. On y a ajouté une histoire d’amour creuse et cucul ; ça doit émotionner le public. Voilà ce qui arrive quand un conte change de pays, et quand il change de médium, quand il passe de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’écran. La variante canadienne, nous dit le docteur, « escamote le conte ». Le film aussi. A-t-on voulu capitaliser sur l’histoire maintes fois racontée du bon gars et de la belle fille épiés par le méchant monsieur détestant le bonheur des autres ? A-t-on voulu ainsi engranger quelques profits sur le dos d’un conte qui promettait de nous retremper dans la boue de notre patrimoine ? Qui a vendu son âme ici ? Et à qui ? Dieu est mort ! Peut-être. Mais le Diable aussi. De rire, sûrement.