DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Lo and Behold, Reveries of the Connected World (2016)
Werner Herzog

Rêveries escarpées

Par Anne Marie Piette
En octobre 1969, le premier message de la toute première connexion hôte à hôte de UCLA à Stanford à traversl’ARPANET, précurseur de notre Internet moderne, était « LO ». Il devait initialement être « LOGIN », mais un bogue informatique survenu après l’envoi des deux premières lettres en décida autrement. Dès l’introduction, Werner Herzog s’amuse à livrer au public l’anecdote ayant inspiré le titre cocasse de son dernier documentaire : Lo and Behold : Reveries of the Connected World. Première manifestation poétique d’un documentaire conforme à son appellation. Grandeur et décadence d’Internet dans une approche plus contemplative que pleinement significative. Le réalisateur de The Wild Blue Yonder et d’Aguirre, la Colère de Dieu y explore avec légèreté le vaste monde de l’avenir numérique et du transhumanisme découlant d’Internet. Un essai en dix chapitres sur les bons et mauvais aspects de ce qu’il considère être la plus grande révolution qu’a connue l’humanité, et l’instrument de notre perte.
 
Des spécialistes invités de tout acabit, incluant le pionnier de l’histoire des technologies de l’information Ted Nelson qui avait rêvé d’un Internet gratuit et ouvert à tous (la situation actuelle est selon lui rien de moins qu’un crime contre l’humanité), l’entrepreneur et inventeur Elon Musk, le roboticien Sebastian Thrun, les astronomes Lucianne Walkowicz, et Jay Lockman (joueur de banjo à ses heures), le physicien et cosmologiste Lawrence Krauss, sans oublier le pirate informatique Kevin Mitnick (aujourd’hui bien ironiquement devenu consultant en sécurité informatique) y témoignent de la nouvelle réalité d’un monde ultra connecté dont dépendent d’Internet tant le monde des affaires, les secteurs de l’éducation, des transports, des soins de santé que des relations interpersonnelles. Il y est question de l’étendue des impacts du monde numérique dans notre quotidien. Dans l’éventualité d’une société future entièrement synchronisée à Internet, les avenues les plus pessimistes sont envisagées sur fond de scénarios apocalyptiques et de sous-culture du survivalisme. Abordant avec Elon Musk le projet de vie sur Mars, alternative à une vie terrestre qui ne serait bientôt plus praticable, Herzog se propose, à la blague, comme candidat au voyage. L’avenir multifonctions prometteur de la robotique brille de promesses, comme ces voitures avec conduite automatique qui, vers une forme d’intelligence artificielle, apprennent et incorporent à leur savoir chaque accident expérimenté. Espoir et scepticisme du futur d’internet, et de ses effets connexes sur la société, « nos arrière-arrière-petits-enfants auront-ils encore besoin de fréquenter d’autres humains ? » À cette question soulevée dans le documentaire de 98 minutes, Herzog émet l’hypothèse optimiste que ces futures générations se poseront à leur tour les grandes questions existentielles, et auront besoin des mêmes contacts humains pour supporter le poids d’une existence mystique.
 
Les aspects négatifs de l’ère numérique nous sont introduits à vitesse grand V. « La vie sans Internet » est un chapitre intéressant au sujet d’individus électros sensibles, ermites malgré eux, vivant dans l’une des rares zones hors des installations émettrices, comme celle de Green Bank, une communauté du comté de Pocahontas en Virginie-Occidentale.Les signaux sans fil y sont bloqués afin de favoriser des recherches poussées par le National Radio Astronomy Observatory, à l’écoute de possibles signaux extraterrestres. Malgré le bizarroïde de leurs témoignages, ces individus touchent une corde sensible. Souffrent-ils de symptômes psychosomatiques ou sont-ils réellement affectés par des ondes omniprésentes et invisibles dont on connaît, au fond, encore peu l’incidence à long terme sur la santé ? Nous restons sur cette impression incertaine. La dépendance à Internet nous est quant à elle présentée à travers les histoires sordides et abracadabrantes d’un garçon que l’on découvre amputé d’une jambe, en raison de son mode de vie sédentaire, et de ces inoubliables adolescents sud-coréens qui portent des couches absorbantes dans un effort particulier pour prolonger leur temps de jeu sans aucune interruption, pas même une pause pipi.
 
Autrement, l’intervention grotesque d’une famille pour qui Internet est la « manifestation du diable en personne » est lourdement mise en scène dans leur salle à manger. Autour de la table, l’unique chaise vide représente l’enfant disparue, et les croissants et muffins disposés sur des plats font office de buffet mortuaire. Ce père et cette mère de quatre adolescentes, dont l’une est décédée dans un accident de voiture, ont effectivement appris la mort de l’une d’elle à travers une image macabre largement diffusée sur internet. Difficile d’omettre le lien apparent avec From One Second To The Next - (Texting While Driving) (2013), un court documentaire de Herzog dédié aux victimes de textos au volant.
 
Ces rencontres avec les experts, que le cinéaste souhaitait plus proche de la discussion intimiste et provocatrice que de l’entrevue, se révèlent plus anodines dans leurs contenus que réellement audacieuses, voire même instructives. L’aspect improvisé ou débordant du contexte de certains plans ou scènes fait partie du concept, là n’est pas le problème. L’humour particulier et la fertilité de l’imaginaire utilisés pour arriver à ses fins que quiconque reconnaît à Herzog, une fois initié à son travail, ne s’y trouvent pas dans leur forme la plus flamboyante. Malgré quelques touches et ajouts sympathiques, ici une allusion récurrente à Elvis Presley ou là une question amusante sur l’amour porté à un robot par son créateur, les mots d’esprit et interventions ponctuelles du réalisateur y ont un goût de réchauffé arbitraire tandis que la mise en scène y manque singulièrement de fantaisie.
 
Une scène truquée mettant en scène des moines bouddhistes toisant les écrans de leurs téléphones portables devant un décor urbain somptueux est en ce sens l’un des moments forts du documentaire. « Tous les moines ont cessé leur méditation. Ils semblent tweeter», dit Herzog. Portrait original que l’on assimile volontiers, et qui contraste diablement avec Wheel of Time (2003) à l’exception du fait qu’il ne connaissait là non plus rien ou si peu sur le sujet avant de réaliser cet autre documentaire. C’est aussi une invitation à la réflexion sur les changements déjà opérés par Internet au cœur de la société. Les moines bouddhistes ont réellement inspiré la scène que Herzog leur a ensuite demandé de reproduire dans un lieu choisi. Ce n’est pas du docufiction, c’est simplement de la triche, et de la belle, pour le réalisateur ayant goûté avec aisance, et par choix, aux deux versants dans sa filmographie qu’il aborde bien souvent de la même façon — tout est du cinéma pour lui. Herzog s’y trouve ressuscité à travers cette tendance, devenue signature, à magnifier la réalité, la reprenant à son avantage pour accéder à une vérité encore plus profonde dira-t-il, « l’extase de la vérité », et nous connecter à la poésie.
 
Jim McNiel de la société NetScout, actuel producteur exécutif du film, a fait appel à Werner Herzog à la réalisation pour ses qualités de conteur émérite. Initialement, le projet a été pensé comme une amorce sur les débuts et le développement « du monde connecté », ses étonnantes réalisations dérivées, ainsi que les aspects dérangeant d’Internet. Herzog était pourtant un néophyte complet en la matière, ce que ne savait pas McNiel à l’époque. Il dira plus tard : « Werner est un touriste de la technologie, il pourrait aussi bien être un étranger en visite d’une autre planète». Le cinéaste allemand oscarisé n’a jamais eu froid aux yeux quand il était question de l’objet ou des contextes géographiques des tournages de ses nombreuses fictions ou documentaires. Le survol d’un volcan en éruption imminente dans les Caraïbes, le Pôle Sud et le Sahara, l’Amazonie ou la direction d’un personnage aussi singulier et controversé que Klaus Kinski, n’en sont que quelques exemples. Cette détermination, pouvant sembler téméraire, découle surtout d’une profonde volonté d’action, un appétit et une curiosité qui, par audace, l’ont amené là où personne d’autre n’aurait osé s’aventurer.
 
Dans le cas de Lo and Behold : Reveries of the Connected World, ces attributs seuls ne réussissent pas à fixer un angle concret au film qui plane sur différentes avenues sans jamais s’attarder en profondeur. Ce qui devrait apporter une fraîcheur décomplexée à un univers aussi dense, et précis, reste plombant de superficialité, et nous ramène constamment à la réalité d’un metteur en scène maîtrisant mal son sujet, et dont les rêveries escarpées peinent à prendre leurs envolées. C’est là aussi toute l’ironie et la difficulté du sujet qu’est Internet, un univers complexe dont peu de spécialistes saisissent l’ampleur, et qui est appelé à être dépassé, comme nous le comprenons tous, dès lors que l’on fait arrêt sur l’histoire. Comme le dirait lui-même Herzog, nous n’aurons jamais tout le contexte d’une situation, ce ne serait qu’une illusion, nous n’avons accès qu’à une parcelle de celui-ci. Jouant de la précarité de son contenu, l’approche novice de Herzog en devient une manifestation romantique. Qui sait si elle sera considérée dans le temps comme une expression ingénue, devenue classique, de l’ère numérique.
  
« Je ne crois pas au diable, je crois seulement à la stupidité ».
– Werner Herzog
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Critique publiée le 25 août 2016.