DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Shine a Light (2008)
Martin Scorsese

Spectacle en famille

Par Mathieu Li-Goyette
C’était il y a maintenant 30 ans, entre l’inattendu Taxi Driver et le triomphant Raging Bull que Martin Scorsese réalisa The Last Waltz; film testamentaire du groupe rock ‘n roll The Band. Renouant plusieurs décennies plus tard avec une série sur le blues et un documentaire exhaustif sur la carrière de Bob Dylan, l’Italo-Américain semble de plus en plus enclin à changer sa typique formule: « un film pour eux [les studios], un film pour moi», en: « un film pour eux, un documentaire musical ». C’est donc après The Band et Dylan que Scorsese s’attaque aux Rolling Stones et à leur mythe de longévité. Cinéaste beurrant de long en large ses longs-métrages de musique stonienne depuis ses tout débuts, ces derniers ont su traverser les époques grâce à un curieux mélange éclectique entre corrompus, corrupteurs et complaisance, mené par le rock ‘n roll prodigué par Sir Jagger. Lorsqu’on y réfléchit, qui de mieux pour capter les instants électrisants de l’une des tournées les plus attendues de la décennie que leur principal représentant cinématographique, accompagné de l’équipe de directeurs photo au curriculum vitæ le plus épais jamais rassemblé pour un telle production? Que le spectacle commence!

Les prémisses de la soirée-bénéfice du Beacon Theatre de 2006 débutent lors d’une petite mise en scène anodine où Scorsese, en réalisateur névrosé et compulsif à souhait (autrement dit, en caricature de lui-même) discute des préparatifs et des angles de caméra qui seront requis pour la capture sur pellicule du spectacle tant attendu. Les Stones faisant ensuite leur entrée, la rencontre des deux légendes vivantes provoque plusieurs rires et sentiments de nostalgie qui serviront de rampe de lancement au concert à venir; après une vingtaine de minutes, la machine britannique vieille de 45 ans se met à l’oeuvre pendant que le cinéaste se retirera complètement de l’image le temps du spectacle. L’artiste idolâtré laisse place à ses idoles, nous les lègue dans toute leur splendeur, car justement, il ne faut pas se le cacher, Shine A Light est avant tout un film-concert déguisé en documentaire.

Les rares extraits d’entrevues avec les membres du groupe relèvent principalement de l’anecdotique ou de la phrase « punchée » bien placée, pour réengager par la suite les folies d’un Mick Jagger encore étonnamment énergique. Ode à sa longévité, les 16 caméras de Scorsese opèrent des mouvements comme rarement l’aura-t-on vu à l’occasion d’un spectacle, captant les moindres prouesses de la bête de scène frivole, déchaînée et défoncée. Si les précédents documentaires du réalisateur se démarquaient par leur souci du détail informatif, celui-ci se détache du lot par la démonstration de force et de vitalité étalée par le cinéaste et par le groupe. À souhaiter faire revivre les instants d’une entrevue datant d’il y a 40 ans, alors que le chanteur du groupe affirmait qu’il ne se voyait pas faire le même boulot dans un an ou deux à peine, l’endurance des Rolling Stones, bientôt sexagénaires, prend le dessus sur tout autre aspect du film à défaut de nous fournir une matière autre que les applaudissements timides d’une foule décevante.

Heureusement, le spectacle en soi, pour les amateurs de musique, reste splendide. Imposants mouvements de grue, jeux de lumière audacieux avec la scène et garde-robe incroyable pour Jagger, les musiciens restent fidèles à leur réputation en fournissant une digne performance soulignée par l’ajout d’artistes invités de la trempe des Christina Aguilera et Buddy Guy. Sinon, le choix d’avoir filmé un petit concert-bénéfice nous rappellera l’idéal des Rolling Stones, à savoir de demeurer le même petit groupe (ou presque) depuis ses débuts, à la manière des figures scorsesiennes ici mises en valeur par le montage: Jagger en mâle alpha dominant, Richards en dominé déchu et ancien joyau de la jeunesse. On est loin d’un Jake LaMotta, mais la thématique reste définitivement la même: filmer l’homme passionné jusqu’à l’obsession de sa propre destruction. Après tout, l’image aveuglante d'un Mick Jagger dansant, embrouillée par les spectateurs l’acclamant, n’est-elle pas l’icône par excellence du messie du rock ‘n roll? Après le taxi, après le ring, c’est maintenant l’heure de la scène, des projecteurs, du public ; bref, le temps d’affronter le jugement pour un groupe n’ayant toutefois jamais connu l’oubli.

Sans trop s’éloigner de la frénésie que peut propager un tel étalage de talents, le problème majeur de Shine A Light demeure le fait qu’aucun accident ne viendra interrompre le spectacle (Gimme Shelter), qu’aucune aventure de mise en scène ne désamorcera le concert en hommage vécu au rock (The Last Waltz). Il reste en effet toujours au rang de document linéaire, impressionnant, charmant à la rigueur, mais d’une désarmante banalité dans sa présentation comme dans son contenu (si l’on écarte ledit spectacle). L’image du film ayant été vendu comme un « documentaire sur la carrière des Rolling Stones » s’avère en bout de ligne atrocement fausse et décevante lorsqu’on connaît les antécédents des deux génies artistiques, pourtant si étroitement liés, mis en cause. Film de commande, il n’en reste que la saveur particulièrement dépendante de la griffe des principaux concernés et le travail magistral de la direction photo et du montage. Comme si la théorie devait continuer de se confirmer, on sait maintenant que le prochain long métrage du réalisateur sera encore suivi d’un autre documentaire musical ; cette fois-ci sur George Harrison. Preuve qu’après The Band, Dylan et les Stones, le cinéaste ne semble pas avoir fini sa collection de chasse sur les panthéons musicaux de sa propre filmographie. Quitte à avoir baissé pavillon face au système des studios, il semble qu’il ne lui reste maintenant plus qu’à documenter ses influences.
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Critique publiée le 28 mai 2008.