DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Bouton de nacre, Le (2015)
Patricio Guzmán

Les canotiers d'Orion

Par Olivier Thibodeau
Le bouton de nacre est un petit carré blanc, arme inusitée des lords britanniques lors de leur conquête de l’archipel patagonienne. C’est aussi une grande nef intersidérale où cohabitent maladroitement des milliards d’âmes myopes parmi les cadavres vaporeux des autochtones « aux grandes pattes ». À l’instar de tous les objets filmés par Patricio Guzmán, cette petite pièce calcaire se meut ici en un complexe et fascinant artefact, héritage d’une humanité prise à la fois dans le continental prosaïque de l’existence terrestre, et le ballet cosmique des astres qui la coiffent. À mi-chemin entre le document historique, le traité philosophique et le video diary, le nouvel opus du réalisateur de La Bataille du Chili (1973) se dévoile en effet comme une somptueuse passerelle entre le sol terrestre et la voûte céleste, s’imposant du coup comme une attraction incontournable dans le paysage cinématographique de l’année 2016.
 
Décrivant avec moult détails les grandes purges ayant marqué l’histoire du Chili (génocide des peuples autochtones par les colonisateurs de la Patagonie et massacre de l’intelligentsia gauchiste sous Pinochet), Le bouton de nacre dévoile en outre le caractère cyclique de la vie grâce à une pertinente métaphore aquatique, laquelle lui permet de suppléer au caractère didactique de l’œuvre une dimension philosophique fascinante. Débutant avec le spectacle d’un bloc de quartz millénaire, dont Guzmán dévoile patiemment les recoins à la recherche d’une goutte esseulée par le temps, le film nous dévoile d’emblée le leitmotiv de la mémoire hydraulique. Survivante des âges et composante essentielle de la vie, l’eau recouvre ici sa noblesse perdue devant la caméra de son plus éloquent admirateur, montrée non seulement dans sa majestueuse polymorphie, mais aussi dans son rôle essentiel de berceau de l’humanité. Incarnée sous la forme de cascades tumultueuses, de vaguelettes hypnotiques ou d’icebergs fondants, elle est source d’une beauté inespérée que transcende seulement son rôle primordial dans le cycle universel de la vie.
 
Comme nous le rappelle l’un des savants interlocuteurs de Guzmán, tout est fait d’eau, la mer, l’air et l’homme, amalgames d’oxygène hydrogéné et d’insignifiantes particules solides. En cela, nous sommes tous les parties intégrantes d’une mouvance universelle inscrite à même les flots. Servant de pôles opposés à cette mouvance cyclique, les deux récits de massacre sélectionnés par le réalisateur nous dévoilent tour à tour l’élément aquatique comme berceau de la vie, et comme gardien de la mort. D’abord présentée comme la mère nourricière et la principale voie carrossable des Indiens de Patagonie, l’eau est alors conçue comme le partenaire de vie de ces nobles âmes, qui entretiennent avec elle une relation paisible et symbiotique. Mais l’eau est protéiforme, et elle s’incarne aussi sous la forme d’une main griffue lacérant les récifs côtiers, tirant vers son lit les garçons aventuriers avant de recracher les victimes mal lestées du régime Pinochet. Vivarium et cimetière à la fois, l’océan constitue ainsi le reflet de l’Homme, ce père fossoyeur que l’amnésie historique ne cessera de transformer en bourreau masqué.
 
Gardien des secrets de l’histoire, l’océan permet ici à l’auteur de combler les défaillances de la mémoire humaine. C’est d’ailleurs grâce à l’action concertée de ces deux acteurs qu’on assiste ici à la résurrection inopinée de Marta Ugarte, dont le corps sans vie a été jeté à la mer par les assassins de Pinochet. Recraché sur la plage par des flots tempétueux, le cadavre boursouflé de cette défunte enseignante représente en lui-même la preuve d’une barbarie souterraine qui a sclérosé le pays durant seize longues années. Or, il représente également une occasion pour le réalisateur de mettre en scène son martyr, et d’ainsi cristalliser le souvenir nébuleux des purges politiques dont elle fut victime. Par l’entremise d’un vaste treillis d’images et de témoignages, profitant de l’énumération banale de tortures infligées et de la reconstitution du processus de lestage des cadavres, Guzmán se fait océan, ramenant sur la plage irisée de nos écrans les ossements enfouis dans les abîmes de l’oubli. Or, sa grande digue nous permet en outre de ramener à la mémoire les pratiques ancestrales des aborigènes de Patagonie. En capturant l’image de leurs tout derniers descendants, et en recueillant des témoignages livrés dans leur langue agonisante, il parvient ainsi à les libérer de l’abysse, constellant les flots de leurs glorieux canots oubliés. C’est d’ailleurs dans cette optique que son œuvre revêt une telle importance culturelle, s’incarnant comme le dernier vestige d’une société anéantie avant même d’avoir été étudiée.
 
Malgré la pertinence de la métaphore aquatique préconisée par l’auteur, les visées philosophiques de son œuvre en dépassent largement le cadre. En effet, il cherche ici à situer l’être humain non pas dans une simple mouvance hydraulique, mais dans une mouvance cosmique. Voilà pourquoi il multiplie les plans d’espaces intersidéraux, d’astres et de quasars, mais aussi les plongées vertigineuses vers le territoire chilien. Vue de l’espace, la Patagonie nous apparaît comme un monde à part entière, vaste enchevêtrement de terre et d’eau que seule la pensée autochtone semble pouvoir unifier. Plus surprenant encore, on assiste ici au déroulement d’une longue carte du Chili via un langoureux travelling qui en exacerbe patiemment l’immensité. Ces images macroscopiques de notre environnement élargi nous rappellent la nature microscopique de notre race à l’échelle du cosmos, mais elles nous rappellent surtout que nous sommes les parties infimes d’un tout majestueux. Notre vain orgueil se meut alors en déférente humilité, et nos prétentions à la divinité se dissolvent. La nature même du film documentaire s’en trouve à son tour affectée, puisqu’il transcende ici dans sa largesse de vision l’anthropocentrisme auquel il est généralement associé.
 
Certes, la proposition de Guzmán apparaît excessivement ambitieuse, et le lien discursif entre les météorites gorgés d’eau, les vêtements de peinture autochtones, et les segments de rail rouillés dont il garnit l’écran peut nous sembler ténu. Heureusement, la riche narration en voix off du réalisateur lui permet de regrouper ces éléments disparates sous une éclairante logique personnelle. La peur de l’homme, son admiration pour la mer, et son profond humanisme nous deviennent alors immédiatement intelligibles, et nous enjoignent à participer activement à son intrigante réflexion. Tous ses interlocuteurs, dont les interventions passionnées et sensuelles nous donnent l’impression d’une joyeuse discussion de terrasse, effectuent d’ailleurs un travail analogue, nous conviant à une lumineuse et vivante dissertation sur la vie elle-même.
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Critique publiée le 9 juin 2016.