Il existe assurément d’autres films comme le
Peyton Place de
Mark Robson. Un film en surface anodin, plus ou moins oublié au profit des nombreuses adaptations qu’il a subies essentiellement pour la télévision. Lui-même une adaptation du roman de Grace Metalious, ce
Peyton Place ne pourrait être que le mélodrame type d’une banlieue de Nouvelle-Angleterre, une banlieue qui n’aurait rien de très exceptionnel non plus, placée là en 1941 juste avant que les États-Unis n’entrent en guerre. Le film aurait pu être un cliché, d’autant plus que
Blue Velvet, qui a sans doute cristallisé l’image de la banlieue à laquelle le cinéma contemporain répond constamment quand il en fait son sujet, en a repris de nombreux thèmes et une actrice (
Hope Lange) afin d’en réaliser une mise à jour cauchemardesque… Tellement que
Peyton Place pourrait être le modèle du film de Lynch, son original innocent, la première couche de blanc sur la clôture encore fraîche.
Il y a néanmoins davantage à découvrir à Peyton Place. À l’instar des représentations de la banlieue qui ont fait d’elle un jeu réflexif sur l’Amérique hypocrite, c’est au fil du récit que le mal est révélé, à l’inverse qu’ici, c’est moins l’hypocrisie de la communauté qui est mise de l’avant que l’importance pour elle de se serrer les coudes lorsque les temps sont durs (face au drame intime que traverse la jeune Selena, face à la guerre qui leur prend une génération de jeunes hommes, etc.).
Peyton Place est un film sur la banlieue qui la filme à la hauteur des personnages qui l’habitent, sans en faire les caricatures qui deviendront bientôt inévitables. La caméra accompagne leurs mouvements patiemment ; la marche de deux jeunes amoureux saisie au long cours par un travelling, une attente filmée dans la durée sans coupures,
Peyton Place est un film de 157 minutes parce qu’il prend tout le temps qu’il lui faut pour capter les rêves de ses jeunes et les ragots de ses figures d’autorité, jusqu’à permettre à chacun de ses personnages cette quotidienneté qu’il leur faut pour déborder de leurs rôles respectifs.
Combattre le cliché par le temps qui passe, c’est bien ce qui est au cœur du montage de
Peyton Place et de son héroïne Allison (
Diane Varsi). Le temps, pour Allison, comme pour bien des ados au seuil de la graduation, ne pourrait passer trop vite, sa vie d’adulte ne pourrait arriver trop tôt. Le temps, pour sa mère Constance (
Lana Turner), est ce qui la sépare de plus en plus du lourd secret qu’elle tente de cacher à sa fille (elle est née d’un adultère) et qui l’affecte au point où elle s’est complètement retranchée sur le succès de celle-ci. « Tu dois t’élever au-dessus de Peyton Place », lui répète-t-elle alors qu’Allison n’affiche nul désir de le faire, conchiant ses règles restrictives qui l’empêchent de sortir avec les garçons. Sous prétexte que « tous les hommes ne veulent qu’une chose », Constance recadre constamment les pulsions sexuelles du film (les siennes, celles de son prétendant et celles de sa fille) sur le graphique traditionaliste de l’Amérique, soulignant à quel point les courbes du désir ne suivent jamais celles du progrès individuel. Et surtout pas dans le cas d'une femme.
Pour se défaire du joug de sa mère, Allison quitte pour New York et, comme
Peyton Place s’intitule
Peyton Place, la caméra ne la suit pas. C’est plutôt par le biais d’un audacieux montage qu’elle demeure le point de vue central du récit, puisque Robson l’y invite par sa voix(-off) qui remplace sa présence physique durant la deuxième moitié du film. Partie faire sa vie, elle rêve d’être écrivaine et rejoint un rythme qui n’est pas celui de la banlieue. Le spectateur perd la trace d’Allison, il l’échappe entre les séquences de la banlieue qui s’enfonce pendant ce temps sous le poids de ses mensonges. En effet, en parallèle à la fuite de la jeune femme, sa meilleure amie Selena (Lange) est agressée par son beau-père. S’en suit un avortement (que le film, à l’inverse du roman et sous le poids de la censure, se résout à qualifier de fausse couche) et plus tard le meurtre de l’agresseur par sa victime. Si l’entrecroisement des différents récits du film peut sembler complexe ou surfait, l’apport d’une troisième tangente narrative, basée sur le nouveau couple formé par la mère Constance et par le directeur de l’école (
Lee Philips) en resserre les enjeux grâce à quelques scènes dialoguées qui viennent les cimenter, notamment parce que le nouveau principal a comme projet de créer un cours d’éducation sexuelle. Constance s’en offusque, prétextant que ces choses-là sont du domaine familial et privé. Or le film se plaît à la contredire constamment, puisqu’il n’y aurait pas ces crises morales qui plombent la communauté si cette dernière acceptait l’ouverture mutuelle, si le recours aux autres ne s’exerçait plus à titre comparatif — comme l’échelle locale du succès personnel — afin de la voir au contraire, cette ouverture, comme un espace d’individu à individu, où le désir, où l’amitié, où tout ce qui peut faire lien, trouve dans la seule qualité de ses relations extériorisées une source d’enrichissement.
Peyton Place repose sur une structure complexe, formée par trois femmes aux prises avec différentes façons de percevoir l’amour. Si pour Allison l’amour est un interdit qui la pousse vers l’extérieur de la banlieue, pour sa mère il s’agit d’un ordre social faillible et de la source d’une répression intérieure qu’elle s’inflige. L’agression de Selena, qui avait provoqué beaucoup d’émois à l’époque de la diffusion par la violence surprenante de la scène, devient alors une sorte d’exemple, de preuve au débat générationnel auquel se livrent mère et fille, jusqu’à ce que leur litige se règle en cours, précisément et très sciemment sur la base du procès intenté pour le meurtre du beau-père dégénéré.
Comment faut-il alors comprendre les paroles d’Allison lorsqu’elle confie qu’elle rêve d’écrire, parce qu’il n’y a rien comme une histoire pour faire bondir son cœur, sinon une vraie histoire de cœur ? Ce n’est pas un vœu de chasteté, mais seulement l’affirmation que face aux autres, ce bond du cœur face à l’œuvre est de la même force que celui face à l’Autre, celui qui lui a fait quitter la ville, après avoir compris que ce rapport était en fait bâti sur un mensonge originel (celui de sa naissance) qui lui est insupportable parce qu’il fausse ses relations
à leur source. Ce qu’il faut ensuite comprendre, et c’est peut-être la plus belle révolution d’un film qui en comporte plusieurs, c’est qu’Allison se satisferait
aussi bien d’une histoire pour faire bondir son cœur, et donc qu’elle n’est pas qu’une femme à prendre, que son cœur est modelé par autant de passion que d’esprit. Au fond, Allison, sa mère Constance, son amie Selena, toutes se battent pour la même autonomie, à la différence que la première est la seule qui a trouvé le moyen de la vivre en dehors d’un rapport serré aux hommes (et donc à la famille, et donc à la mère qu’elle peut ainsi se résoudre à abandonner).
«
We are a small spot in a small town on a great big map », rappelle une institutrice lors du bal des finissants. L’humilité de son discours traverse l’écriture de
Peyton Place, tant dans sa structure chorale qui ne cherche jamais à astreindre les personnages à des destinées fixes et clichées, que dans sa manière de résoudre chacun des problèmes du récit par le biais de l’Autre, autrement dit des multiples voisins qui forment la communauté de
Peyton Place. Là aussi
Peyton Place se démarque des représentations qui suivront de la banlieue par son humanisme à toute épreuve, qui croit fermement que la banlieue est la mieux placée pour régler ses propres problèmes. Le film en fait même quelque chose d’
évident. Pas de figure d’
outsider qui viendrait sauver la ville, pas de mal si profond à en devenir indélébile et tellement abjecte que les voisins ne pourraient oser y toucher. À ce titre, la mise en scène de Robson, éduqué auprès d’Orson Welles, Robert Wise, Jacques Tourneur et Val Lewton, sait alterner assez brillamment entre deux vitesses de mise en scène pour la maintenir en équilibre. La première, à la caméra classique, est toujours captivée par les larges plans du Cinemascope et ces compositions qui encerclent les corps. La seconde, faite de plans non pas fixes, mais fixés sur les mouvements et les gestes, décrit de grandes lignes continues dans l’espace en circonscrivant de mieux en mieux la géographie du lieu (une idée de mise en scène importante lorsqu’on a choisi la banlieue comme sujet). Pas très passionnant durant les années 1950, Robson brille particulièrement dans la scène où Allison invite des amis pour l’anniversaire de ses 18 ans. Le
jock de service, déçu d’avoir à rengainer sa flasque, parcourt le salon pour éteindre les lumières, prétextant que la première étape d’une soirée réussie, c’est un éclairage tamisé. La caméra suit attentivement sa main, sans jamais la lâcher, elle éteint une première lampe, une deuxième, la pièce s’obscurcit, une troisième, les corps des danseurs se rapprochent. Une fois le quatrième luminaire éteint, Robson a fait basculer sa génération d’adolescent d’une époque dans une autre, tandis qu’un changement de disque dans l’hors-champ imprègne l’image du même chevauchement générationnel. Robson semble nous dire ici qu’il a encore en tête les leçons de son ancien producteur Lewton, qui était représenté dans
The Bad and The Beautiful (1952) de Vincente Minnelli dans
une scène vaguement similaire, où il expliquait à son metteur en scène comment ils allaient devoir tourner
Cat People en privilégiant la suggestion à la monstration. À l’image du producteur culte, Robson est dans ce même truchement entre la vision et l’illusion, où
less is more, tant visuellement (dans sa façon subtile et tendue de filmer les rapports de force) que face au projet si caractéristique de
Peyton Place, où ce n’est pas un seul personnage mais bien une multitude, chacun par empathie et déférence envers son prochain, qui parviendra à affronter la vérité et à l'apaiser.
Toute cette ampleur,
Peyton Place se l’arroge au long cours, en demandant à quel prix doit se payer l’élévation sociale, à quel point la crise morale d’une génération portée sur l’autre est-elle sévère, à quelles conditions ces pôles devenus opposés parviendront-ils à retrouver leur unité symbolique. Dans cette Amérique d’Eisenhower qui situe en 1941 le point de fracture entre une génération et la suivante, il fait bon d’entendre le directeur d’école dire qu’il ne souhaite pas enseigner des dates mais des idées, qu’il veut former des esprits et pas des automates. Alors que la population de
Peyton Place se tue « à coup de rumeur », fait-on remarquer lors du procès final, Robson met en péril l’innocence de l’Amérique et de sa banlieue au nom d’un communautarisme progressiste, où les rancœurs et les secrets, puisqu’ils sont toujours au moins l’affaire de deux, se règlent au moins toujours mieux à deux.
Ce n’est finalement pas étonnant que ce soit à la télévision que le récit de
Peyton Place (écrit par une femme au foyer de 32 ans, mère de 3 enfants) ait connu son plus grand succès (qui lança notamment les carrières de Mia Farrow et Ryan O’Neal), sa galerie de personnages et les vies doubles qu’ils mènent étant un véritable vivoir de faux-semblants et de coups de théâtre opportuns. Ce quotidien bien rythmé procure au film un intense sentiment d’intimité avec ses personnages, développé par le temps, détourné aussi par le temps qui lui soutire ses clichés. Pour tout dire, je ne sais pas s’il existe d’autres films comme ce
Peyton Place qui fissure le regard sur la banlieue au point de rendre ces représentations du cliché à ce point démodées et déshumanisées qu’on se surprend à demander qui, de l’original ou du faux postmoderne, sait le mieux faire preuve de cette énergie collective si intrinsèque à son sujet. Je ne sais pas s’il existe d’autres films comme
Peyton Place, qui donnent l’impression qu’il ne s’agit que d’un film, parmi d’autres,
on a great big map, mais celui-ci en a le pouvoir. Jusqu’au point où il esquisse du haut pas si haut de sa familiarité confortable une modestie tellement tranquille qu’on ne pourrait imaginer un meilleur film sur la banlieue que
ce film sur
cette banlieue.