Armés seulement de faux prétextes et de masques anonymes, les succès de l’espion sont toujours tributaires de son caméléonisme. Tel est le cas derrière les lignes ennemies comme au sein de la diégèse hitchcockienne, où il bénéficie heureusement des faveurs de Sa Majesté du subterfuge. Dans
The Lady Vanishes, dernière production britannique du réalisateur de
Vertigo (1958), la taupe se mute ainsi en vieille gouvernante aux traits affables dont l’existence même est remise en question suite à un traumatisme crânien subi par la protagoniste, devenant tour à tour un simple élément de décor et une hallucination hypothétique. Or, le camouflage de l’espion parmi les fleurs du tapis n’est ici que fraction de la stratégie élaborée par l’auteur, puisqu’il parvient également à camoufler le film d’espionnage tout entier, lui substituant avec doigté les codes de la comédie romantique. Le résultat est un film tout à l’image de la mystérieuse Mme Froy, dont la complexité interne est tapie loin derrière une façade lisse et surdéterminée.
Bien qu’il s’agisse d’une œuvre hitchcockienne précoce,
The Lady Vanishes démontre déjà tout le savoir-faire du réalisateur pour la manipulation du spectateur. Usant d’ombres expressionnistes pour compromettre l’idylle montagnarde de ses personnages, et de gags facétieux pour masquer l’importance sociopolitique de leur enquête, il laisse présager la qualité hypnotique de ses plus grands chefs-d’œuvre. Il parvient en outre à effectuer un fondu de genres digne de
Psycho (1960), délaissant tranquillement la comédie britannique bavarde pour le film d’enquête, et finalement pour le drame politique, masquant d’abord, puis révélant ensuite la nature réelle du personnage titulaire au gré des besoins narratifs du film.
Il ne faudra ici à
Hitchcock que de deux plans pour enterrer sa taupe dans le décor. En effet, bien que le personnage de Mme Froy soit le tout premier à entrer en scène, sa présence est alors complètement effacée, tenant plus de la figuration que de la caractérisation. Suite au travelling initial qui lui fait explorer un village enneigé, la caméra pénètre dans le hall d’une auberge rupestre de Bandrika (nation balkane fictive) où sont entassés les passagers du train en direction de Bâle. Outre ces nombreux passagers, dont les personnalités excentriques nous seront bientôt révélées à grand renfort de dialogues colorés, on y voit alors une vieille dame descendant les marches de l’escalier en direction du comptoir d’accueil, échangeant quelques pièces avec le tenancier avant de quitter l’endroit sous les bourrasques. N’ayant formulé aucune parole de tout le trajet, et se déplaçant avec toute la retenue de la vieillesse, la dame nous apparaît alors comme un simple élément de décor dont la sortie rapide coïncide avec l’entrée plus significative de deux skieurs germanophones, catalyseurs d’un capharnaüm qui engloutit vite l’endroit. Ainsi, la présence subtile et éthérée de Froy trahit-elle sa fonction d’entrée de jeu sans pourtant la rendre explicite, témoignant de l’habile jeu de prestidigitation auquel se prêtera le réalisateur tout au long de l’œuvre.
On oublie d’autant plus l’espionne que le cadre est bientôt saturé d’une panoplie de personnages excentriques, tous empêtrés dans une mouvance hystérique à l’annonce du retard du train. Tous les types sont réunis pour l’occasion : deux gentlemen britanniques éperdus de criquet, un musicien bohème à la langue bien pendue (
Michael Redgrave), un dignitaire maussade et sa maîtresse, ainsi que trois jeunes femmes hédonistes, parmi lesquelles se trouve notre héroïne, la jolie et joviale Iris Henderson (
Margaret Lockwood). Devant un tel barrage de personnages mémorables, mis en relief par un scénario savoureux signé Sidney Gilliat et Frank Launder, il est facile d’oublier la vieille Froy et ses récits de grand-mère, d’autant plus que celle-ci nous est toujours introduite par le biais d’autres personnages. On n’apprend ainsi à la connaître que tardivement, lors d’un souper impromptu avec Charters et Caldicott, où elle ennuie les deux hommes avec ses impressions de Bandrika, de ses montagnes enneigées et de sa population chantante, prenant vite congé d’eux afin d’aller écouter un troubadour de rue par la fenêtre de sa chambre. La banalité de ses propos est telle qu’elle nous empêche alors d’y déceler les indices cruciaux insérés par le scénariste à propos de ses activités secrètes. La longueur de son séjour à Bandrika, combinée aux nombreuses allusions à l’instabilité politique du pays faites par Charters, pas plus que son écoute studieuse des paroles du troubadour, qui lui livre en fait un message codé, ne parviennent alors à évoquer sa véritable fonction, pas même lorsque le troubadour meurt étouffé sous l’action de deux mains ombrageuses, à l’instar des tactiques subreptices d’une espionne qui se fondent dans l’excentricité généralisée.
La nature insaisissable de Mme Froy est telle que son existence même est bientôt remise en question, reléguée à l’imaginaire de l’impérieuse Mlle Henderson, héroïne bien en vue, mais peu héroïque du récit. Suite à la rencontre des deux femmes sur le quai de la gare, cette dernière aidera son aînée à retrouver un bagage perdu, recevant pour ses services un pot de fleurs sur la tête. L’importance du traumatisme de la protagoniste est alors si exacerbée qu’on en oublie que le pot de fleurs était clairement destiné à Froy, poussé par-delà le rebord d’une fenêtre par les mains désincarnées ayant précédemment servi à étrangler le troubadour. Une séquence impressionniste d’images kaléidoscopiques visant à décrire ce malaise nous accompagne alors vers l’intérieur du train, faisant basculer un récit essentiellement comique dans les affres du doute et du soupçon. Après une courte rencontre entre Mlle Henderson et Mme Froy, cette dernière disparaît mystérieusement, au grand dam de sa nouvelle amie qui questionne alors les autres passagers, frustrée de découvrir que personne ne semble admettre son existence. C’est l’impasse, et il semble alors que l’espion ait succombé à la mort anonyme digne de sa profession, n’existant plus comme un individu, mais comme une série de vagues descriptions faites par la protagoniste pour mieux la retrouver.
Paradoxalement, c’est grâce à cette mort anticipée que Froy retrouve son essence, devenant à la fois fantôme à pas feutrés et objet évasif de l’enquête d’Iris. Pour la plus grande partie du film, elle se dérobe en effet presque totalement au regard, se manifestant exclusivement par le biais d’indices subtils (tracé sur la vitre de la voiture-restaurant, paquet de thé éventré, lunettes brisées). Multipliant les dispositifs d’escamotage (incluant le matériel d’illusionnisme du grand Doppo), dissimulant Froy sous des bandages opaques ou derrière la porte coulissante d’un cabinet, par-delà de broussailleuses buttes forestières ou les portes capitonnées du Ministère des Affaires étrangères, le film devient alors un véritable précis de camouflage, faisant du mécanisme dérobé que constitue l’espion une réalité omniprésente, mais insaisissable à la fois. Dans la plus pure tradition hitchcockienne, c’est ainsi l’absence d’un personnage-clé du récit (Marion dans
Psycho ou Madeleine dans
Vertigo) qui en exacerbe la présence narrative, créant un climat de doute et d’appréhension presque palpable qui en plus d’évoquer la vie secrète de l’espion permet d’accentuer le suspense, élevant le présent film comme une figure de proue du vaste corpus paranoïaque de l’auteur.