Si
Steven Spielberg est généralement reconnu comme le grand architecte du blockbuster (
Jaws en était le coup d’envoi en 1975; les
Indiana Jones en peaufinaient l’esthétique), il est dit moins souvent qu’il en est aussi le plus grand critique, celui qui a le mieux réfléchi cette forme. Dans
Jurassic Park, en particulier, Spielberg utilisait les effets spéciaux les plus convaincants pour exposer leur nature artificielle, il recréait des dinosaures grâce à l’image de synthèse comme John Hammond recréait les siens (de dinosaures) grâce à la génétique, des simulacres dans les deux cas, une illusion comme le reprochait Ellie Sattler. Spielberg questionnait ainsi sa propre propension au spectacle, admettant qu’il a tendance à être tel Roy Neary dans
Close Encounters of the Third Kind, émerveillé par les lumières dans le ciel au point de les suivre pour fuir ses responsabilités familiales, tout comme le spectacle son et lumière de Spielberg se présente parfois comme un échappatoire par l’artifice. Mais alors, puisque Spielberg affectionne la forme du blockbuster, ce spectacle grand public fondé sur l’émerveillement, puisqu’il ne veut donc pas l’abandonner, comment éviter l’illusion?
Après une décennie de spectacles détraqués (en plus de ce Parc Jurassique qui déraille par deux fois, qu’on pense au cirque cauchemardesque d’
A.I., les images mensongères de
Minority Report ou dans une certaine mesure la guerre de
Saving Private Ryan),
War of the Worlds trouvait enfin réponse en rabattant
Jurassic Park sur
Schindler’s List, le spectacle de
War of the Worlds permettant de faire voir ce que Spielberg ne pouvait pas représenter de front dans
Schindler’s List, c’est-à-dire la Shoah. Une référence implicite, certes, le film procédant surtout par allusions : des hommes réduits en cendre, une rivière charriant des cadavres, un train enflammé, amalgame des deux images iconiques de la Shoah (les trains et les fours crématoires), le projet de l’envahisseur qui en est bien un de génocide, le tout cumulant sur une image des plus désespérées, un désert s’étendant à perte de vue, couvert du sang des hommes vidés de leur substance par les machines extra-terrestres, métaphore visuelle de la Shoah s’il en est une… En fait, cette mer de sang pourrait être celle générée par toutes les grandes tragédies du vingtième siècle puisqu’elles hantent toutes le film au même titre que la Shoah (la cendre peut aussi renvoyer à Hiroshima ou à celle que l’on a vu tomber sur New York le 11 septembre, les deux événements étant d’ailleurs cités en dialogue).
Mais Spielberg ne fait pas tout à fait un film sur ces tragédies, il cherche plutôt à trouver un regard juste sur le monde, un projet qui prend forme à travers la quête de Ray Ferrier (
Tom Cruise) voulant préserver le regard innocent de sa fille, Rachel (
Dakota Fanning), sans lui cacher l’horreur pour autant : dans l’une des premières scènes, Ray force Rachel à regarder l’orage électrique malgré ses protestations, il veut voir avec elle le spectacle, les lumières dans le ciel. Un comportement dangereux, que son fils (
Justin Chatwin) imitera par la suite, lorsqu’il quitte son père et sa sœur en insistant sur le fait qu’il veut
voir le spectacle de lumière derrière une colline («
I have to see », dit-il). Ray n’a pas su apprendre à ses enfants à bien regarder, alors il en subit les conséquences en voyant son fils s’éloigner; ce n’est qu’après cette perte, dans un ultime effort, qu’il peut devenir ce père qu’il n’a jamais été en bandant les yeux de sa fille pour s’assurer qu’elle ne voit pas le pire des crimes. Qu’elle ne verra pas, le spectateur non plus (pas plus qu’il n’a vu ce qui se déroule derrière la colline), mais comme Rachel il aura compris : Ray peut donc sauver sa fille en lui apprenant à voir
juste assez, sa survie étant toujours liée à son regard.
De même, la première victime des extra-terrestres tient une caméra, elle meurt (hors champ) d’avoir été trop fascinée par les effets spéciaux, d’avoir voulu voir l’horreur de trop près. Par contraste, Spielberg capte la destruction qui s’ensuit de biais, en filmant les images saisies par cette caméra tombée au sol, et même par après, la caméra de Spielberg suit obstinément Ray, il reste le point d’ancrage de la mise en scène, le spectacle se déroulant plutôt en arrière-plan. Ainsi, comme dans
Jurassic Park, il y a une inversion du mouvement de
Close Encounters of the Third Kind (il faut fuir les lumières dans le ciel, l’artifice; c’était un film sur la foi,
War of the Worlds sur le doute), mais en même temps Spielberg résout le problème de l’illusion puisque les effets spéciaux, même s’ils font « vrais » (il faut croire aux extra-terrestres comme aux dinosaures) ne renvoient pas qu’à eux-mêmes, le monde à l’écran exprimant le nôtre par un effort d’imagination.
En soi, ce recours à l’allégorie n’a rien de si original (ce ne serait ni le premier ni le dernier blockbuster à fonctionner sous ce mode), mais Spielberg prêche ainsi par l’exemple pour parachever sa réflexion sur le spectacle : pour ne pas sombrer dans l’illusion que le spectacle peut produire, risque d’autant plus élevé aujourd’hui que les moyens du numérique facilitent la production du faux, il faut utiliser l’allégorie. Tout cela est proprement vertigineux puisque ce faisant Spielberg parvient aussi à traduire en images l’une de ses obsessions, la Shoah,
War of the Worlds trouvant enfin la bonne distance entre ce que l’on peut montrer et ce que l’on ne peut pas pour nous faire voir ce que l’on ne saurait voir autrement. Le film, donc, est tout le contraire d’une illusion, comme si en fuyant le spectacle fondé sur celle-ci Spielberg parvenait, dans le même mouvement, à faire ce spectacle apportant un regard juste sur le monde.
Du coup, le fondement de son œuvre s’en trouve ébranlé, ce
home réconfortant qu’il faut reconstruire ou vers lequel il faut revenir. Dans le film type de Spielberg,
E.T. par exemple, l’enfant perd son innocence, le passage à l’âge adulte se fait avec violence et le
home retrouvé en conclusion permet de retrouver un peu de cette innocence perdue. Le cinéma, en fait, conserve ce
home, il peut en retransmettre le sentiment par l’émerveillement, mais il y a toujours une part d’artifice (il faut l’aide des lumières dans le ciel), d’où la mélancolie de ce cinéma (l’innocence ne peut jamais être vraiment retrouvée, le cinéma ne sert que de substitut). Et en général, ce
home ne concerne qu’un groupuscule aux frontières étanches (la famille et la nation, l’un n’allant pas sans l’autre), d’où le repli sur soi d’un certain pan de son cinéma, mais dans
War of the Worlds le
home désigne maintenant l’humanité entière : la perte de l’innocence, alors, ce n’est pas tant celle de Rachel que celle de l’humanité, traumatisée à jamais par les tragédies évoquées. L’intégrité du
home s’en retrouve compromise, car même si Ray devient au final le bon père responsable spielbergien, le film présente des situations ambigües (pour préserver sa famille, Ray ne peut pas accueillir d’autres personnes dans sa voiture et au final il doit tuer un homme, un meurtre prémédité de surcroît), la réunion familiale qui clôt le film n’ayant rien non plus de bien stable (Ray demeure au pied de la porte du
home retrouvé et ne semble pas invité à y entrer). Et c’est cette fissure dans le
home qui rend essentiel le pacifisme défendu (l’action de l’armée est vaine), tout recours à la violence mettant le
home d’autant plus en péril (ce qui sera encore plus évident et définitif dans
Munich, les personnages devant sacrifier leur famille pour servir la nation).
War of the Worlds, en ce sens, est le plus ambitieux des blockbusters puisque Spielberg fait de cette forme une nécessité esthétique : en effet, si le
home compromis désigne l’humanité, il faut exposer cette fissure au plus grand nombre pour espérer la réparer, Spielberg utilisant toute sa maîtrise virtuose du spectacle grand public pour mieux faire voir ce gouffre qui nous sépare – et uniquement le faire voir, cette fois Spielberg est conscient que la suture sera artificielle tant qu’elle n’a lieu qu’à l’écran, alors il tente plutôt de représenter (
juste assez) cette horreur primordiale qui nous a fait perdre notre innocence, comme s’il redécouvrait alors toute la puissance du cinéma, celle de faire voir, une vision à vocation thérapeutique.