Qu’on les aime ou non, force est d’admettre que les films produits par Marvel constituent jusqu’à nouvel ordre la fine pointe du divertissement à grand déploiement. Tant sur le plan du modèle de mise en marché qu’il met de l’avant qu’en termes d’ambition spectaculaire à l’état pur, l’univers cinématographique Marvel impressionne par son ampleur qui frise constamment la démesure. Mais combien de temps peut-on affiner la pointe avant qu’elle ne s’émousse?
Avengers : Age of Ultron, second « film-événement » majeur vers lequel convergent les différentes séries menées de front par l’empire médiatique, menace à tout moment de s’effondrer. C’est un film immense, qui possède environ dix têtes d’affiche auxquelles il consacre un temps d’écran étonnamment équitable; les clins d’œil à une abondance de personnages secondaires s’y multiplient à un rythme étourdissant, tandis que l’intrigue centrale s’avère d’une envergure vertigineuse. « None of this makes any sense », affirme Hawkeye/Clint Barton lors du climax explosif de ce long-métrage qui s’étend sur plus de 140 minutes; et l’infaillible archer ferait immanquablement mouche, si ce n’est du travail acharné de l’extraordinaire chef d’orchestre
Joss Whedon.
Age of Ultron est une glorieuse cacophonie qui, miraculeusement, trouve le moyen de ne pas sombrer dans le chaos. La plus admirable qualité du film est sans aucun doute sa volonté d’expérimenter avec les limites du genre, alors qu’il aurait au contraire pu se contenter d’être tout bonnement compétent. À une époque où la plupart des
blockbusters possèdent des allures de machines calculées au quart de tour près, Whedon ose sacrifier une certaine fluidité au profit d’audaces qui confèrent à l’ensemble un supplément d’âme. Le noyau même du film est étrangement intimiste, une suite de visions cauchemardesques forçant chaque protagoniste à affronter ses démons intérieurs. Le film se divise alors en une série de récits parallèles qui en minent l’unité même pour exposer sa nature intrinsèquement composite. Voici, en effet, une œuvre qui n’est qu’un point de rencontre temporaire – un espace où s’entrecroisent et s’enchevêtrent des trajectoires individuelles qui tôt ou tard retourneront à leurs orbites respectives. Or, la force du scénario de Whedon est d’assumer pleinement cette tension fondamentale afin d’en faire le cœur même du film : cette communauté temporaire saura-t-elle résister suffisamment longtemps à l’inévitabilité de sa propre implosion?
Puisque le typique psychodrame super-héroïque est foncièrement individualiste, Whedon refuse d’harmoniser l’ensemble au profit d’une efficacité artificielle.
Avengers : Age of Ultron débute certes sur un plan-séquence triomphal qui réaffirme la puissance de ses héros unis, mais ce sont bientôt les divisions internes (tant idéologiques qu’affectives) qui guideront la progression du récit. Faire reposer le film sur cette logique de fragmentation s’avère un pari risqué, un pari que Whedon relève pour la simple et bonne raison qu’il fait preuve d’une indéfectible cohérence dans la caractérisation de ses innombrables protagonistes. Ses dialogues alternent habilement entre l’humour et le mélodrame, se démarquant autant sinon plus par l’authentique pluralité dont ils attestent que par les implications épiques des enjeux qu’ils sous-tendent. À un point tel qu’Ultron lui-même, adversaire titulaire aux contradictions pourtant pertinentes, semble à la limite éclipsé du film lui étant consacré. Il faut bien qu’il y ait un antagoniste défini, dans toute cette histoire; et Ultron remplit adéquatement ce rôle, bien qu’il soit parfois réduit à une fonction essentiellement utilitaire. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il existe en quelque sorte en marge d’un film dont l’imposant cahier de charges menace constamment d’entraver le bon fonctionnement.
Car, non content de devoir diriger sa propre petite symphonie, Whedon doit aussi l’intégrer à une continuité qui gagne en densité année après année, boucler des boucles tout en jetant les bases de récits à venir. Il est évident qu’
Age of Ultron, plus que toute autre production Marvel à ce jour, n’est qu’un rouage dans un vaste engrenage. Ses ramifications s’étendent dans toutes les directions et son intégrité est en ce sens constamment compromise. Whedon n’a pas qu’à s’amuser avec les jouets mis à sa disposition, comme pouvait se permettre de le faire
James Gunn dans l’excellent
Guardians of the Galaxy; il doit préparer le terrain pour la suite des choses et prendre en considération tout ce qui a précédé, tout en justifiant du mieux qu’il le peut la raison d’être du présent épisode. Whedon, qui a fait ses armes dans le monde de la télévision en plus d’avoir travaillé comme scénariste dans l’industrie labyrinthique du
comic book, est passé maître dans l’art de composer avec ce genre de pressions externes. Pour cette raison, il livre la marchandise avec un aplomb qui n’a plus rien d’étonnant. Tant mieux. Sauf qu’
Age of Ultron est son dernier film pour le compte de Marvel – et qu’il est difficile de concevoir que quelqu’un puisse le remplacer adéquatement, à titre de coordonnateur de cette inextricable mécanique.
En ce sens,
Age of Ultron se regarde très exactement comme on lit un
comic book – c’est-à-dire en sachant pertinemment bien qu’aucune conclusion n’est possible, que tout mène éventuellement à autre chose et qu’il y aura dans toute cette offre pléthorique du bon comme du moins bon. Mais bien que la moyenne au bâton de Marvel soit à ce jour surprenante, l’avalanche de titres à venir a de quoi donner le vertige au plus dévoué des fidèles :
Ant-Man en 2015,
Captain America : Civil War et
Dr. Strange en 2016, un second
Guardians of the Galaxy et
Thor : Ragnarok en 2017 en plus d'une énième refonte de Spider-Man, puis
Avengers : Infinity War,
Black Panther et
Captain Marvel en 2018… Sans compter ses incursions sur le territoire de la télévision, qui se feront sans doute plus nombreuses suite au succès de la première saison de
Daredevil. Désormais, ce sur quoi Marvel doit compter c’est un comité éditorial qui saura gérer avec intelligence l’expansion exponentielle de son univers; et, malgré ses innombrables mérités,
Age of Ultron ne peut qu’être victime au final de cette logique qui fait de chaque film une brique dans l’édifice plutôt qu’un objet en soi. C’est à la fois une singulière qualité et une faille incontournable. Mais, une fois admise cette inévitabilité,
Age of Ultron s’avère une autre réussite de taille pour un studio à la feuille de route des plus conséquentes.