Le néant pour une chanson
Par
Mathieu Li-Goyette
Peut-être faut-il oublier les Beatles pour prendre toute la mesure de la force subversive de leur premier film, mais il ne faut pas en oublier les cris. Peut-être oublier les prestations mythiques au Ed Sullivan Show, celle sur le toit du studio Abbey Road et toute la myriade d'images célèbres captées dans ces films psychédéliques (The Magical Mystery Tour, Yellow Submarine) ou tristes (Let it Be), mais ne pas oublier la mise en scène qui tient au cœur, celle à l’œuvre dans A Hard Day’s Night et Help !. Il faudrait en fait oublier les Beatles pour mieux les retrouver, certes, mais surtout pour remettre le splendide travail de Richard Lester au centre de l'équation, puisque la pérennité de A Hard Day's Night est d'abord le fruit du travail formel et satirique de cet homme, cinéaste de la vitesse mieux connu hier qu'il ne l'est aujourd'hui.
L'auteur de The Knack... and How to Get it (1965) est un certainement un cinéaste à redécouvrir : de son travail télévisuel au milieu des années 50 aux côtés d'un certain Peter Sellers (dans A Show Called Fred) jusqu'aux opus qui suivront (certainement The Knack, mais aussi A Funny Thing Happened on the Way to the Forum et The Bed Sitting Room), voici une série de films libérateurs et brillants, éloignés par leurs sujets et cousins par la forme, qui s'inscrivent dans la continuité directe du court-métrage qui le fit connaître. Petit chef-d’œuvre de dix minutes qui lui valut une nomination aux Oscar en 1958, The Running Jumping and Standing Still Film confirmait l'affection de cet Américain expatrié pour un humour anglais et surréaliste, rappelant les joyeux courts-métrages de Roman Polanski réalisés à la même époque tout en développant une forme dynamique où l'affection pour les géométries et les symétries de l’espace est constamment précipitée par une structure et un montage syncopé, hérité de la nouvelle vague française.
Quand Lester rencontre les Beatles, ceux-ci s'apprêtent à partir aux États-Unis (ce voyage initiera la fameuse British Invasion) et lui sort de plusieurs mois de travail intensif pour la télévision où la mise en scène avec plusieurs caméras et les contraintes du live l'ont formé aux tournages rapides en compagnie de comédiens non professionnels. Contrairement à ses frères du Free Cinema, Karel Reisz et Tony Richardson en tête, le style de Lester catalyse les classes sociales dans une comédie de situation où la situation comique naît, moins que d'un quiproquo, d'une rencontre impromptue entre deux forces opposées dont l'origine est sociétale et culturelle. Ainsi les enjeux du Free Cinema (l'égalité des classes, la conscience sociale, une méfiance virulente envers toutes les formes de consensus) sont récupérés dans cette histoire somme toute banale où les Beatles, fidèles à leur quotidien, fuient leurs fans, arrivent en ville par le train, déambulent innocemment, jouent sur scène devant les caméras de la télévision et fuient aussi rapidement qu'ils étaient arrivés, en hélicoptère.
Ce qui rend A Hard Day’s Night si original encore aujourd’hui relève plutôt du jeu nerveux mais savant de la caméra et du montage hachuré qui parvient à transmettre au spectateur la frénésie des spectacles et la rapidité du train de vie, le tout en procédant à une décantation du caractère des personnages. C’est-à-dire que Lester isole des Beatles un nombre restreint de mouvements, d’action et de sentiments, n’essayant jamais de rendre ces individus « réels », préférant de loin le trait grossi de la caricature au profit d’une caractérisation plus ronde, plus mémorable, tellement que le visionnement de A Hard Day’s Night provoque cette étonnante impression retrouvée lors du visionnement d’un dessin animé du samedi matin (les Beatles étant cartoonesques avant même de le devenir dans Yellow Submarine). En renforçant les traits des quatre musiciens, le cinéaste parvient à ne retenir d’eux que ce que le caractère de leurs chansons semblait d’ores et déjà révéler (le leadership de John, la fraîcheur de Paul, la sagesse de George, l’isolement de Ringo) dans des scènes où chacun d’eux, pris à part, jouit de son petit morceau de bravoure à l’écran – et particulièrement Ringo dans cette scène devenue célèbre où le batteur clopine sous les ponts de la ville, y allant même d’un « selfie » manqué.
Mais ce grossissement n’est pas une fin en soi et A Hard Day’s Night n’est pas qu’un film sur les sympathiques personnalités de quatre vedettes. Car si d’une part cette approche cimente à jamais l’image des Beatles, d’autre part, elle les rend vulnérables, les présente comme des mésadaptés sociaux, ostracisés et comme l’incarnation de toute une génération, née durant et après la guerre, qui peine à trouver sa place aux côtés d’adultes despotes. Cette collision entre le neuf et le vieux est insinuée par la présence du grand-père de Paul tout comme par leur relation avec les journalistes, les agents de presse, les producteurs et même les danseurs de claquettes, toutes des figures institutionnelles, académiques et professionnelles qui tentent de les faire plier et de les assimiler dans cette normalité qu’ils dérangent.
Clairement divisé en deux parties (la première voit les musiciens cernés par la foule et leur agent, la seconde est celle de la libération, de l’errance, puis de la fête), A Hard Day’s Night invente du même souffle le « band movie » et le vidéoclip. Il met en place les codes du genre, qui tend à cristalliser l’image publique et les singularités d’un groupe, et ceux de cette mise en scène baroque et métaphorique que sera amené à devenir le vidéoclip (du moins, sa forme la plus captivante). Cette première partie étonne par cet humour anglais que maîtrisent les quatre Beatles, agités d’un surjeu et laissant échapper des fous rires contagieux, alors que la seconde est autrement plus mémorable, lorgnant ponctuellement vers la critique des médias de masse et celle du culte du fan. Cela se joue notamment lors de l’interprétation des deux derniers numéros : quand Lester filme davantage le dispositif télévisuel (caméras, retours-écran, salle de réalisation) que les Beatles eux-mêmes, il réenclenche ce processus accéléré de médiatisation tout en restituant, aussi violemment qu’une épilation, la distance spectatorielle qui nous sépare du groupe.
La maîtrise narrative est d’autant plus louable qu’elle répond à une épatante mise en scène du cri et de la masse où les focales (l’un des outils bon marché que préfère Lester) modèlent des profondeurs de champ écrasées, s’emplissant de hordes d’admiratrices. Cette frappante inventivité nous assène un dernier coup lorsque les hurlements surexcités du numéro final, montés au rythme de la mitraillette avec de très courts plans, furtifs et d’une abstraction terrifiante, terminent le processus de remythification. Un profond sentiment d’aliénation avachit alors l’image nette et idyllique du groupe, tandis que cette vague de fan s’époumonant sans entendre la musique marque un dernier éloignement dans le film (le montage son se charge de nous gâcher, à cet instant nous aussi, le plaisir de la mélodie).
L’éloignement fait vite place au vide et les Beatles quittent quand la folie atteint toute sa démesure. Ils le font exactement comme ils étaient arrivés, fuyant une autre foule les poursuivant après la fin d’un autre concert, nous ayant donné à vivre 90 minutes durant le cyclone qui les accompagne, qui déforme le monde, le rend fou, irascible ou frénétique, vaniteux ou amoureux. Les Beatles (ici et dans Help !) agissent chez Lester comme l’incarnation d’une machine à gags et à cris: ils déglinguent le fonctionnement usuel de la société environnante et, en récompense de leur spectacle (qui est double, puisqu’ils blaguent pour le cinéma et chantent pour l’auditoire), reçoivent d’une part cet engloutissement d’affection qui cherche à les séparer (les femmes se les arrachant littéralement) et d’autre part les mesures coercitives de leur gérant les voulant ensemble et tout le temps ; pris à mal entre deux régimes de fous, ils ne leur reste plus qu’à chanter, seul instant où là, les pitreries déviantes cessent et où leur art est à l’honneur. Dans A Hard Day’s Night, le morceau musical n’agit pas tel une métaphore ou un enchantement du réel (c'est l'affaire de la comédie musicale), mais bien comme un refuge pour ceux qui préfèrent la musique au bruit.
Véritables victimes de la même folie qu’ils engendrent, les Beatles se cristallisent (d’autres diraient se déshumanisent), réduisant leurs personnalités dans une œuvre qui s’acharne à montrer le tiraillement entre la célébrité et la normalité. Lester y souligne, avec un cynisme savoureux, ce terrifiant point de bascule du monde moderne où l’on découvre le spectacle non plus comme une célébration communautaire, mais comme la mise en scène d’un monde primitiviste et désincarné, où les cris sont des plaintes, où la démesure s’engendre par elle-même et en elle-même et où le spectacle, comme l’écrivait Guy Debord, se révèle « la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible. »
Critique publiée le 19 février 2015.