L'art du faire dire
Par
Mathieu Li-Goyette
La marche à suivre a l’allure des grands documentaires. Non content de déformer une réalité qui ne pourrait que lui échapper, il creuse un angle, maçonne une meurtrière, s’y installe et observe patiemment ses sujets : les adolescents en perdition d’une école secondaire de Gaspésie. Ils ne savent que faire de leur énergie ni de leur passion, sinon se débattre aux mains d’une certaine « marche à suivre » dont ne dérogera jamais Jean-François Caissy. Ainsi on les suit à l’intérieur de leur cadre pédagogique, lui-même blindé par la réforme scolaire du Ministère de l’Éducation du Québec qui a eu le beau jeu, au fil des années 2000, de transférer sur les étudiants le poids de leur propre apprentissage, faisant des enseignants des « facilitateurs » plutôt que des maîtres. Refusant d’en tirer des portraits, le documentariste traite ses ados comme une variété de patients atteints du syndrome de l’ennui et du dédain de l’autorité. Il suit le cours des saisons, puis l’évolution de quelques étudiants en particulier qui entretiennent un rapport confrontationnel aux adultes. Ils sont amenés, assez banalement, à acquiescer aux commentaires empathiques prononcés par les figures d’autorité que l’on entend sans jamais voir. On ne dit pas. On leur fait dire.
Ce rapport de force confus, sous-entendu dans chacun des plans d’interrogatoire dans une salle à l’éclairage tamisé, est mis en scène avec intelligence par Caissy qui le critique sans toutefois le confronter. Parce qu’il préfère laisser la parole aux divers intervenants de l’école sans jamais les filmer, il crée une opposition intelligible entre le visage impassible des jeunes et le discours oral, parfois mal articulé, parfois infantilisant, que livrent professeurs et autres « facilitateurs » de cette scolastique déficiente. Concentré sur leur seul discours et sur l’affect (nul) qu’il provoque sur les adolescents, le spectateur retourne et analyse les questions rhétoriques absolument vides et désintéressées du personnel d’encadrement. On y soulève des lieux communs, une application protocolaire des mots d’encouragement et un manque d’intérêt flagrant quant à la vie personnelle de ces jeunes. « Ce que tu fais chez toi le vendredi soir ne me regarde pas », dit l’un d’eux; or, c’est ne pas comprendre que la détresse humaine n’obéit à aucune règle d’étanchéité administrative, à aucun horaire, à aucune cloche de récréation. Les ados doivent suivre une marche, mais ce n’est peut-être que parce que l’autorité scolaire suit la sienne.
Par l’expression d’un montage généreux (signé Mathieu Bouchard-Malo), La marche à suivre est moins un piège tendu à ses intervenants qu’un documentaire d’espionnage, pénétrant le quotidien normatif des ados dont l’apprentissage des « compétences » se divise de manière clichée et réductrice. Caissy capte les filles s’entraîner à la gymnastique, les garçons faire du spinning à vélo; les projets d’arts des uns et les piètres prouesses des autres au skateboard. Les logos et les marques abondent. Les stéréotypes tant décriés sont là, sous nos yeux, incubés peu à peu parce qu’ils s’avèrent les seuls repères d’une jeunesse sans modèle d’autorité valable, tellement que tout un chacun est à la recherche d’un passe-temps, d’un passe-rage, qu’ils le retrouvent en se jetant en bas d’un pont dans la rivière ou dans la forêt, à faire la guerre à coup de paintball. En revenant ponctuellement à leurs entrées et sorties dans les décors de l’école et de la ville, en nous donnant à imaginer les autobus scolaires comme les itinéraires répétitifs de leur quotidien, le cinéaste cartographie les limites restrictives de ces adolescents qui foulent et refoulent les traces de cette marche qu’on leur dit de suivre.
Bien que par moment l’on pourrait croire que Caissy se contente d’exposer les ingrédients de base d’une forme d’aliénation contemporaine sans grande originalité, c’est toujours la poésie de ses images (magnifiques, elles sont signées Nicolas Canniccioni) et la finesse de son discours envers la recette institutionnelle québécoise qui surprend. Alors qu’un autre aurait filmé de manière intrusive les altercations entre les adolescents, leurs rigolades immatures, leurs égarements sur téléphones intelligents et leurs puffs du midi, le cinéaste semble décidé à donner à ces agents du pouvoir qui engendrent une forme de rébellion molle chez ces adolescents leur part de responsabilité; ce faisant, c’est son sujet qu’il parvient à sauver des lieux communs.
Car à dire vrai, la gouvernementalité complaisante à laquelle ils font face les transforme en habiles perroquets, capables d’apprendre rapidement les règles du jeu sans rien en tirer. Ils reviendront, encore et toujours, au bureau des travailleurs social, ils seront menacés, aujourd’hui et demain, d’être retenus, expulsés. La marche à suivre fait état de ce casse-tête pédagogique et éthique en soulevant que ceux qui travaillent maintenant à régler leur cas font peut-être partie du « problème ». En ce sens, la seule clémence du cinéaste vient de manière impromptue, lors d’une scène, lorsqu’un ado dit être décidé à poursuivre son parcours, à faire un stage, à devenir responsable. Le plan buste est coupé et fait place à un plan plus large. On y intègre pour la première fois une travailleuse sociale et la main calme d’un directeur placée en amorce. Sauvés par la caméra, les représentants de l’institution ont fait leur œuvre. L’ado semble en confiance. Les adultes aussi.
Et même le film.
Critique publiée le 15 novembre 2014.