DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Thou Wast Mild and Lovely (2014)
Josephine Decker

Entre la boue et les étoiles

Par Olivier Thibodeau
Film d’une puissance évocatrice hors du commun, Thou Wast Mild and Lovely fait le pari de décrire non pas seulement la relation passionnelle de deux jeunes amants, mais la nature même de la passion. Afin d’y parvenir, la réalisatrice, scénariste et monteuse Josephine Decker compte sur une mise en scène d’une sensibilité à fleur de peau, laquelle fragmente un récit déjà anecdotique en série d’impressions passagères dont la beauté poétique n’a d’égal que leur pertinence au cœur de l’intrigante proposition cinématographique qu’elle nous livre ici. Il s’agit d’ailleurs d’un cadeau inespéré de sa part. Fort d’une somptueuse composition photographique qui nous plonge cœur et âme dans l’univers rural du récit, et d’une série d’excellentes performances naturalistes de la part d’une talentueuse distribution, Thou Wast Mild and Lovely est un petit film qu’il ne faudrait surtout pas laisser planer sous nos radars.

Le récit débute ici à la manière d’un rêve, série d’images fantasmagoriques émergeant d’une noirceur primordiale ponctuée seulement par l’intrigante voix off d’un vieux fermier. « You stabbed me with the chicken », s’exclame ce dernier sur un ton jovial alors que l’écran demeure désespérément opaque. On restera ébahi un instant devant l’incongruité d’une telle déclaration, laquelle semble sortir tout droit d’un cadavre exquis, le temps pour la caméra de révéler le contexte onirique d’où elle provient. On verra donc le vieux fermier (Robert Longstreet) et sa fille (Sophie Traub) s’amusant avec la carcasse décapitée d’un poulet, se « poignardant » l’un l’autre à l’aide du cou tranché de celui-ci. Cette séquence éclatée, série de gros plans sensuels accompagnée par la narration poétique de la jeune femme nous plongera instantanément au cœur d’un univers éminemment impressionniste. Le film prendra ensuite une tournure plus classiquement narrative à l’arrivée d’un ouvrier saisonnier nommé Akin (Joe Swanberg), lequel arpente bientôt le tracé sinueux qui le mènera à la demeure de Sarah et Jeremiah. Une fois arrivé sur place, il prendra soin de dissimuler son alliance dans le coffre à gants de son camion, loin du regard inquisiteur de sa famille d’accueil. C’est ainsi que s’amorcera une histoire d’amour à la fois brutale et transcendante, pulsion animale qui se métamorphosera bientôt en expérience divine alors que Sarah et Akin tomberont chacun dans l’œil de l’autre et connaîtront de fols ébats sous le regard perspicace et désapprobateur du patriarche.

Bien qu’il s’agisse ici d’un film narratif, sa structure s’avère moins dramatique que sensuelle, d’où la nature éminemment épisodique du récit. L’attirance entre les deux protagonistes se développera donc au fil de courts entretiens, discussions parmi les foins, balades à cheval ou chasse à l’amphibien dans une mare boueuse. Aidé par une composition photographique léchée qui évoque parfaitement l’univers campagnard environnant, le film proposera donc une conception directe et naturelle de la passion, désir qui naît autant de la rencontre d’un amant, que des circonstances qui entourent cette rencontre. Le sexe est également dévoilé dans toute sa simplicité primordiale, expression immédiate et dévorante de ce désir. C’est d’ailleurs dans l’herbe mouillée que les deux amants connaîtront leurs premiers ébats, manifestation animale d’une attirance soudaine provoquée par une magnifique séance de préliminaires impliquant un crapaud fougueusement capturé par Sarah. Pris entre ses mains, elle laissera celui-ci glisser sous sa camisole, se délectant de sa gluante étreinte. Elle le reprendra ensuite, et lui arrachera la tête avec les dents. Le sang giclera parmi ses longs cheveux blonds, et c’est là qu’Akin la prendra soudainement, couchant son corps sur le sol et s’introduisant en elle à la manière d’une bête. C’est le paroxysme de la viscosité, laquelle trace un lien direct entre le sexe et la matière primaire de la Terre. Paradoxalement, celui-ci sera également dépeint comme une réalité transcendantale, tel que le prouve le montage impressionniste utilisé pour décrire l’épanouissement sexuel de Sarah. Lors d’une séquence particulièrement marquante, on la verra donc tendre les doigts vers le ciel, où se profilent une série d’objets phalliques qu’elle tentera joyeusement de capturer. Or, cette dualité représentationnelle possède des implications plus larges puisqu’elle nous rappelle la nature même de l’humanité, coincée entre la corporalité animale et le pouvoir cathartique de l’esprit.

Catalyseurs principaux du désir, les mécanismes du regard font ici l’objet d’une brillante analyse. Exploitant à merveille la profondeur de champ à l’aide d’une caméra inquisitive dont les fréquents changements de foyer voilent et dévoilent les personnages au gré de leur objectification, la réalisatrice capture parfaitement la naissance des différents passions des personnages, luxure animale des deux jeunes amants, et jalousie amère de Jeremiah. Nous serons donc témoins de nombreux coup d’œil circonstanciels jetés vers Sarah par le regard concupiscent d’Akin. Passant sous sa fenêtre, il la verra se dévêtir, mirant un instant le spectacle de sa nudité, puis fuyant la scène. Plus tard, il l’épiera à travers les planches servant de murs à l’étable où il est affairé, appréciant la beauté pastorale de cette muse aux fleurs et célébrant celle-ci par une vigoureuse séance de masturbation. L’inclusion de subtils plans subjectifs permettra également d’étayer l’étude du regard, incarnation de la nature furtive et ratoureuse des passions interdites. Ces jeux visuels trouveront pourtant leur expression essentielle lors des scènes de repas, alors que la finesse d’observation de Decker atteint son point culminant. Lieu communal où les révélations pleuvent, la salle à manger constitue un lieu ingrat où nul ne peut se soustraire à l’œil des autres. Le regard dur de Jeremiah y sera donc vissé sur Akin, qui s’en trouvera dénudé tout autant que sous celui de Sarah. Le vieil homme s’avérera d’ailleurs d’une perspicacité redoutable à l’endroit de son jeune employé, dévoilant de façon embarrassante l’ensemble des secrets qu’il tente maladroitement de cacher. Usant d’un hors champ oppressant peuplé de lourds silences et de présences tonitruantes, la réalisatrice fait de cette salle à manger un espace autant révélateur que carcéral, particulièrement lors d’une réception donnée à l’occasion de la visite impromptue de l’épouse d’Akin. Tissée de nombreux secrets, cette scène nous plonge directement au cœur du malaise qu’on pourrait s’imaginer provenir de la rencontre entre l’épouse et l’amante du jeune homme. L’étude du regard se poursuivra même après le repas, alors que Sarah invitera les deux époux à partager leurs ébats avec elle. S’ensuit l’une des scènes de ménage à trois les plus mémorables de tous les temps, alternance d’images de la voûte céleste et des bribes de chair aperçues par Akin à travers le bandeau lâchement attaché autour de sa tête. Créant ainsi un paysage sexuel impressionniste d’une grande qualité évocatrice (rien à voir avec le réalisme un tantinet onirique de Shame), le film atteint alors son apogée poétique et sensuelle. Après cela, il ne lui restera plus qu’à chuter vers les enfers.

Bien qu’elle dérive d’une expression brute de la passion des personnages, l’effusion de sang soudaine qui clôt le récit laissera bien des spectateurs pantois, surtout que celle-ci s’accompagne d’une série d’images traditionnellement associées au torture porn. À la fois pertinent et étranger au récit, le massacre généralisé dont on sera témoin n’est pourtant pas aussi déroutant que l’image finale, plan-séquence statique qui détone avec le style visuel éclaté préconisé jusque là par Decker. C’est comme si la sensualité d’un amour d’été s’évanouissait subitement comme il était né, forçant un retour du protagoniste vers les sentiers battus du quotidien qui ne manquera pas de rappeler la conclusion du Gerry de Gus Van Sant. Malgré cette comparaison peu flatteuse, Thou Wast Mild and Lovely demeure un film qui mérite d’être vu et revu, œuvre au potentiel culte indéniable qui pourrait, moyennant l’ouverture d’esprit du public, trouver une niche permanente dans les cinémas d’essai à travers le monde.
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Critique publiée le 2 août 2014.