La femme n’a jamais cessé d’être le vecteur de toutes les fascinations, de tous les sacrifices chez
Roman Polanski. Mystérieuse à ses heures, hystérique à d’autres, maternelle, sensuelle, charmante, elle a été mainte fois une victime du cinéaste, dans ses films comme dans la vie, quoi qu’on en dise ou que l’on puisse en penser, érigeant autour de lui une réputation dont il ne s’est jamais complètement débarrassé.
La Vénus à la fourrure apparaît ainsi comme un plaidoyer limpide et concis sur sa condition de cinéaste et sa vision du sexe opposé, incarné ici par sa propre femme (
Emmanuelle Seigner) qui donne la réplique à
Mathieu Amalric, jouant prodigieusement avec un peu de la timidité dont faisait preuve Polanski l’acteur dans
Le Bal des vampires et
Le locataire.
Nul doute que La Vénus à la fourrure n’est donc plus seulement la pièce du New-Yorkais David Ives ni l’adaptation du roman original de Sacher-Masoch, mais aussi une sorte de confession profondément touchante émise par un des grands cinéastes de la cruauté. Toujours fragile face à cette malignité qu’il a eu à filmer, la mise en scène de Polanski n’a jamais totalement cédé à la méchanceté dont pouvait faire preuve celle d’Hitchcock ou celle, plus dévergondée, de leurs émules du « cinéma bis ». Bien au contraire, le style de Polanski a toujours réussi à mettre en relation la haine et l’amour, le dévoilement brut et le charme discret, comme une effeuilleuse abusant des pulsions scopiques du cinéma, et ce, dans une volonté rigoureusement narrative. En ce sens, l’arrivée de cette Vénus à la fourrure semble aussi être le bon moment pour passer en revue la feuille de route du cinéaste polonais quant à son traitement des cœurs et des femmes, ces éternelles victimes du cinéma de couteau.
Dès son entrée dans un théâtre parisien miteux, Vanda (Emmanuelle Seigner) dégage une bien drôle de présence autour de Thomas (Mathieu Amalric), dramaturge menant ici sa première mise en scène et dont les auditions pour le rôle de Vénus ne se passent pas comme prévu. Face à son inculture, il se pelotonne dans sa bourgeoisie intellectuelle, la repousse et l’exclut d’emblée de la pièce. Elle insiste. Il insiste. Elle se déshabille, montre ses costumes du XIXe siècle qu’elle a dégotés et qui, par le plus curieux des hasards, conviennent parfaitement aux décors châtelains de la pièce. Thomas tombe dans les rets de l’actrice sans le sou, refuse d’abord de lui donner la réplique avant de procéder, gêné par l’interprétation de ses propres dialogues. Comme Saint-Thomas qui ne demandait qu’à voir pour croire, ce Thomas verra le sexe et y croira, peut-être même un peu trop et fera de cette actrice sa maîtresse au sens où les préférait Masoch, romancier autrichien qui donna son nom au masochisme à partir d’une littérature très personnelle, en partie épistolaire et autobiographique.
Jeu sur la scène d’abord entre le comte de la pièce et cette jeune femme qu’il rencontre, séduction ensuite entre Vanda et Thomas, réflexion entre le rôle du metteur en scène et le rôle ancillaire du comédien, constat enfin sur une fonction du cinéma et de la représentation en général : voilà sur quatre étages le gâteau que nous sert Polanski. L’auteur filme avec la précision clinique qu’on lui connaît la joute charmante entre ses deux seuls et uniques comédiens, pris dans un huis clos qui semble agir ici comme dans
Carnage : restreindre l’action à des lieux abstraits, iconiques (le condominium urbain dans
Carnage, le théâtre dans
La Vénus à la fourrure ; des huis clos encore plus stricts que ceux de
Cul-de-sac, de
Repulsion, de
Rosemary's Baby, du
Locataire, etc.) et travailler ainsi des thèmes plus philosophiques et nettement moins narratifs. Le plaisir de la contrainte vient mettre au défi l’instinct de survie du réalisateur et de ses personnages, autant au niveau d’un scénario fignolé à partir du texte d’Ives qu’au niveau de la mise en scène sadique qui prend plaisir à montrer sans détour l’origine des pulsions. Or que peut-il bien arriver lorsqu’un sadique filme un masochiste ?
Il se produit un feu d’artifice érotique à la jonction entre le sado et le maso, entre Sade et Masoch, des écrivains qui se sont entièrement consacrés à nommer les actes et les pulsions dégradantes d’un monde qui refusait d’en accepter l’existence. Dans Le froid et le cruel, Gilles Deleuze a d’ailleurs travaillé à distinguer le sadisme du masochisme, expliquant comment l’un était institutionnel et mécanique et l’autre intime et esthétique, mais qu’en tant que perversions, elles démontraient toutes deux cette « aptitude de l’érotisme à servir de miroir au monde, à en réfléchir les excès, à en extraire les violences, prétendant les “spiritualiser” d’autant mieux qu’elle les met au service des sens » (Deleuze, Gilles. 1967. Présentation de Sacher-Masoch : Le froid et le cruel. Paris : De Minuit, p. 33). Ce que ces écrivains accomplirent, c’est aussi ce que Polanski poursuit depuis Le couteau dans l’eau : être un anthropologue aguerri et extraire de l’Homme « de nouvelles formes, et créer de nouvelles manières de sentir et de penser, tout un nouveau langage » (Ibid., p. 16) qui prend sens un peu plus, maintenant qu’il s’est décidé à filmer son contraire.
Comme l’explique Deleuze, la Vénus du masochisme (cette Vanda que Thomas érigera progressivement en marâtre) n’est pas sadique, elle n’est pas héritée de l’autre perversion tout comme les victimes des sadiques ne sont pas des masochistes ; c’est qu’un sadique ira chercher chez sa victime cette part de sadisme qu’il lui saura gré d’accepter ; et qu’un masochiste fera de sa victime un bourreau, titillant chez la personne cette complicité qui lui permet de le fouetter fort, mais pas trop non plus. En filmant la relation masochiste entre un metteur en scène et sa comédienne, Polanski relève ainsi les fonctions sadiques du cinéma, autrement plus pernicieuses et exclusives dans leur plaisir. Quand le metteur en scène dirige, il échange de son pouvoir et se met à l’épreuve, mais quand la caméra filme : pas de pitié, pas de quartier, elle prend sans redonner, sans même laisser espérer, avec le même plaisir placide que la faucheuse. Comme toujours chez Polanski, il est question d'un personnage à la recherche du danger (rappellons-nous du fouineur de Chinatown) qui verra sa route bloquée par la cruelle machine infernale du monde.
Alors lorsqu’on dit qu’il s’agit d’un film masochiste filmé par un sadique, il faut plus précisément comprendre qu’il y a une distanciation profonde entre les personnages, les comédiens qui les interprètent et le métadiscours de Polanski. La description énoncée par la caméra langoureuse du cinéaste (c’est-à-dire les flirts de moins en moins discrets, les fantasmes décrits par Vanda et une entrée de plus en plus marquée dans le territoire du fantastique) s’impose comme une forme supérieure d’énonciation, disant tellement plus que le dialogue à double sens ne peut le laisser entendre. Fonctionnant pour ainsi dire à triple sens, La Vénus à la fourrure se penche aussi sur la tyrannie des langages, sur le domptage de la parole par l’art cinématographique, sur le détournement de celle-ci par un close-up bien monté, par une aréole furtivement montrée ; le langage vient à manquer à Thomas et c’est à partir du moment où il n’en a plus et qu’il se laisse mettre en laisse que ceux de Polanski et Seigner prennent le dessus, l’un scénique, l’autre corporel, déchirant entre eux deux le pauvre Amalric, ce vulgaire humain livré aux dieux du sado-masochisme.
Or puisque Thomas est aussi Polanski, puisque ce metteur en scène se sent aussi coupable que le cinéaste de
Repulsion et
Tess, il semble exprimer avec une certaine ambivalence un regret profond du réalisateur. Si
La Vénus à la fourrure se termine avec
Les Bacchantes et son roi-cinéaste ligoté, entouré de femmes possédées par Dyonisos qui annoncent la fin tant attendue d’un monde phallocentrique ainsi que par une citation du Livre de Judith (« Dieu l’a puni et l’a livré aux mains d’une femme »), il pointe vers un
mea culpa sincère et sans équivoque. Vanda était donc Vénus, Thomas était Polanski : toutes les femmes et tout le cinéma dans un seul film courageux, porté par l’autocritique. L’auteur réunit les meurtries du grand écran – de
Lillian Gish à Emmanuelle Seigner en passant par toutes celles du mélodrame, du suspense, du film d’horreur et de l’exploitation – et finit par dépasser les lois de son médium, convoquant dans sa dernière scène magistrale Euripide pour clouer à un poteau isolé le mâle dans toute son exploitante connerie de réactionnaire lâche et d’esthète incorrigible devant l’éternel. C'est ainsi que
La Vénus à la fourrure est peut-être le grand film qui veut non pas racheter, mais au moins excuser un siècle d’exploitation du corps féminin au cinéma.