DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Niagara (2022)
Guillaume Lambert

Road trip en terrain connu

Par Antoine Achard

Depuis quelques temps, il semble que notre cinéma ne connaisse pas une année sans que sorte un road movie sur les thèmes du deuil et de l’éloignement familial (Merci pour tout [2019], 14 jours 12 nuits [2019], Au revoir le bonheur [2021]). Étant donné sa prémisse, difficile de ne pas concevoir Niagara comme la cuvée 2022 d’une recette déjà éprouvée. Le patriarche d’une famille fracturée, Léopold (Marcel Sabourin) est décédé d’un arrêt cardiaque dans son vignoble de la région de Niagara après avoir été arrosé d’un seau d’eau glacé pour le Ice Bucket Challenge. Son fils Léo-Louis (Éric Bernier), un gestionnaire de risques hautain et montréalais rejoint vers l’Ontario son frère Alain (François Pérusse), un cinquantenaire mal rasé aux épaules tombantes. Ensemble, ils iront retrouver leur troisième frère, Victor-Hugo (Guy Jodoin), pour s’occuper de la dépouille paternelle. Au cours du périple, les frères autrefois éloignés se rapprocheront. 

Le film de Guillaume Lambert tente de se distinguer de ses consorts en recourant à un humour pince-sans-rire et une brochette de personnages plus grands que nature, mais sans grand succès. Il appert vite que l’hyperbole dissimule le manque d’inventivité d’un récit qui s’appuie sur les conventions du road movie sans jamais les approfondir. Ainsi, certaines des rencontres — parfaitement anecdotiques — que font les frères sur la route prennent une expansion extravagante pour les besoins du genre. En chemin vers Niagara, Léo-Louis et Alain passent par leur ville d’enfance et croisent Stacy (Véronic DiCaire), la dernière employée d’un restaurant de serveuses sexy. Ils se mettent à discuter, puis réalisent qu’ils habitaient autrefois la même rue. Alain se casse le plombage d’une dent en mangeant, mais par une heureuse coïncidence, la fille de Stacy, Penelope P. (Katherine Levac), est une hygiéniste dentaire disposée à faire l’opération au noir. Lorsqu’Alain et Léo-Louis acceptent la proposition, Stacy se tourne vers la salle et annonce à tous ses clients que le restaurant ferme ses portes. Comment justifier un geste aussi dramatique de la part de Stacy, sinon pour la nécessité de faire avancer la trame narrative ? Non seulement le scénario prend des tournures improbables, mais la motivation des personnages est fréquemment insituable, ce qui s’explique en grande partie par le fait que ceux-ci n’ont pas de personnalités à proprement parler, mais des excentricités. Et ces excentricités, le film les met agressivement de l’avant. Lorsque, dans un casse-croûte, Léo-Louis commande des açais en bol, sa demande déroute la caissière. Il invective, gesticule et insiste : il doit bien y avoir des açais en bol ! La scène tombe à plat, parce qu’en étant trop occupée à insister sur l’intransigeance et le caractère bobo de Léo-Louis, elle ferme les yeux sur la présomption sociale toute simple voulant qu’un Québécois, aussi montréalocentriste soit-il, s’imaginerait difficilement qu’un restaurant de poutine offre sur son menu des fruits brésiliens. En tant que spectateurs, nous avons le sentiment désagréable qu’on s’attend à ce que nous nous attachions aux personnages pour leur bizarrerie. Nous passons plutôt notre temps à nous creuser la tête à savoir pourquoi tout le monde agit de manière systématiquement étrange.

Niagara est embarrassant, parce que nous apercevons sans cesse ses coutures. C’est une évidence, par exemple, que Guillaume Lambert se soit inspiré — et le mot est faible — de Steve Carrell dans Little Miss Sunshine (Jonathan Dayton et Valerie Faris, 2006) ou de Jim Carrey dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004) pour l’écriture du personnage de François Pérusse. Cependant, le basculement d’un acteur comique vers un rôle archi-dramatique prend ici l’allure d’une gimmick, précisément parce que l’accent est mis sur le renversement et non sur le personnage. Le réalisateur est tellement occupé à documenter le décalage entre le François Pérusse dépressif du film et le François Pérusse comique de la radio qu’il oublie souvent qu’entre les deux doit exister un personnage. Les premières minutes du récit sont guidées par un but évident : établir qu’Alain est pourchassé par le malheur. Sa copine le laisse après que sa fille ait porté de fausses accusations d’agressions sexuelles contre lui, il perd son emploi d’entraineur de taekwondo, son appartement part en flammes et chaque fois qu’il ouvre la porte d’une armoire de cuisine, il provoque un déluge de Tupperware. C’est triste, c’est tragique, c’est le livre de Job ! Mais après le troisième ou quatrième désastre en autant de minutes, on en vient à se demander ce qu’on cherche à nous faire comprendre, exactement. Veut-on démontrer que le personnage est dépressif ? Nous l’avions saisi dès l’ouverture, alors qu’il contemple le suicide du haut des chutes Montmorency. Ce que l’on devine assez rapidement, c’est que ce malheur ne s’acharne pas vraiment sur le personnage d’Alain, mais sur François Pérusse. Il faut exagérément abattre l’image comique de l’Album du peuple pour ne laisser aucun doute quant au fait que l’un des humoristes les plus populaires de la Belle Province interprète ici un rôle dramatique. En contrepartie, le personnage n’a pas d’autre identité que d’être dépressif, comme son frère Léo-Louis, qui se résume à son hystérie et manque cruellement de profondeur.  

C’est dans la seule séquence où Guillaume Lambert s’autorise à lâcher prise sur les conventions du road movie que son œuvre réussit le mieux. Dans un retour en arrière relatant les derniers jours de Léopold et Victor-Hugo, Marcel Sabourin livre une performance extraordinaire. Joyeux et picoleur, Léopold vit sa retraite dans l’hédonisme. Le matin il boit dans son vignoble et le midi, il se fait déposer par son fils en ville pour rendre visite à sa nouvelle copine. Victor-Hugo attend dans la voiture, exaspéré autant qu’attendri par les amourettes de son pèrecomme un parent le serait pour ceux de son adolescent. Quand la mort par le Ice Bucket Challenge survient enfin, elle n’a rien de ridicule ou d’absurde. Au contraire elle est presque belle, tant Léopold est bon vivant et joueur jusqu’au dernier instant. Les relations entre le fils, le père et la copine de ce dernier sont sans doute les seuls rapports que l’on ressent comme sincères entre tous les personnages, si bien que cette séquence tranche avec le ton ironique qu’essaye si fort de se donner le reste du film. Inévitablement, nous en venons à nous demander ce qu’aurait pu donner Niagara s’il n’avait pas tenté de se donner un genre.  

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Critique publiée le 22 septembre 2022.