DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Frozen (2013)
Chris Buck et Jennifer Lee

Fêter le renouveau

Par Louis Filiatrault
Il est facile de souhaiter le démantèlement de l'empire Disney. Entre la pérennité de son catalogue classique, les activités du réseau ABC et les récentes acquisitions de Marvel et Lucasfilm, The Walt Disney Company s'assure de détenir une présence dans les foyers, espaces Web et lieux publics de la planète entière. Qui dit ubiquité dit conditionnement de pensée, une menace à long terme aux cultures libres et spécifiques à leurs lieux d'origine. Ce risque d'homogénéisation étant reconnu et toléré depuis longtemps sur les écrans d'ici et d'ailleurs, il relève presque du miracle qu'une grande production animée comme Frozen puisse s'avérer un objet de cinéma contemporain aussi réjouissant.

Situons d'abord le film dans un cycle signalant le retour de la princesse dans l'iconographie Disney, ou plutôt son arrivée dans l'ère numérique. En 2010, Tangled voyait les studios d'animation Disney revenir en forme technique magistrale, mais encore en panne d'idées fraîches. Brave (2012), produit chez Pixar et moins confiné par la tradition, abordait la question mère-fille de manière audacieuse, mais souffrait d'égarements thématiques et d'un surplus d'insistance comique. Entre le conservatisme virtuose du premier et les ambitions incertaines du second, les attentes à l'égard d'un nouveau chapitre ne pouvaient qu'être modérées; appréhensions qui, à la vue de ce récit d'amour entre soeurs vaguement inspiré d'un conte d'Andersen, ne tardent pas à être balayées.

Posant le décor de façon autoritaire avec un chant tout masculin, le film couvre rapidement un point tournant de l'enfance des héroïnes, établit la séquestration de l'une face à l'ennui de l'autre, puis expose leurs humeurs contrastantes à la venue d'un événement exceptionnel. La force et la gamme des émotions appelées impressionnent dès la première séquence, mais l'intelligence de l'illustration n'est jamais en cause : la douleur est conviée en traits vifs et cinglants – un cadrage serré, une ellipse déchirante – tandis que l'humour et l'emportement se déploient dans l'espace, multipliant les accessoires et profitant du jeu sans faute de la comédienne Kristen Bell. Mais plus qu'un bête étalage de virtuosité, le film prépare aussi le terrain pour un discours d'une finesse rarement observée dans cette lignée de productions vedettes.

Conscient des progrès faits en société et au sein même de l'écurie Disney depuis les dernières décennies – on pense aux percées de l'excellent Mulan (1997) dans la représentation du féminin – Frozen reprend l'étoffe des classiques comme Beauty and the Beast (1991) tout en exerçant un degré de nuance remarquable. Exemple mineur de ce recul critique, le numéro Love is an Open Door fait sourire, mais suggère en filigrane la naïveté dangereuse de l'amour au premier coup d'oeil, érigé au final comme enjeu majeur de l'intrigue. À titre plus général, la fuite en montagne de l'aînée Elsa n'est pas présentée comme péché honteux, mais comme sujet à part entière et phase importante de la croissance d'une personne. Perceptible dans chaque séquence, le tissu complexe de libre arbitre, failles et instants de triomphe accordé aux princesses de Frozen inspire sympathie et admiration pour leur force de caractère, données cruciales pour un film dont les fillettes sont le public prioritaire.

Par-delà les héroïnes, le même doigté est réservé aux éléments plus à risque de pécher par convention. À la fois rustre, modeste et généreux, le livreur de glace Kristoff se révèle l'un des personnages les plus attendrissants et même plausibles dont une jeune femme se soit éprise dans l'univers Disney. Bien que lourdement concentrés dans un premier acte chargé à bloc, les numéros musicaux carburent à l'inventivité plastique et résonnent tous d'un point de vue narratif, de la poignante progression temporelle de Do You Want to Build a Snowman? aux vertigineux travellings de Let It Go. Même le bonhomme de neige Olaf, compagnon farfelu de service, s'avère étonnamment touchant comme rappel de l'insouciance chaleureuse de l'enfance. Des sommets de tension aux infimes ponctuations comiques, la mise en scène entretient l'illusion du spontané, du vécu, légitimant par le fait même les progrès inouïs réalisés depuis Toy Story (1995) en matière d'animation par ordinateur.

Si le spectacle impressionne donc en surface - l'imagerie et la partition musicale sont iconiques comme jamais depuis The Lion King en 1994 - Frozen s'avère également une oeuvre aux qualités dramatiques surprenantes. Retenant des classiques leur capacité à conjurer l'émotion pure, le film se met au service d'enjeux intimes non superficiels et précieux dans le cinéma populaire, quel qu'en soit la provenance. Aussi commode et peu subtil soit-il, le tout dernier développement de l'intrigue confirme particulièrement cette priorité faite au don de soi et à la solidarité entre êtres chers, contournant les attentes pour enfoncer le clou de son propos central. Long métrage d'animation grand public le plus accompli depuis Wall-E (2008), Frozen transcende ainsi de petites et de grandes façons l'imaginaire blanc comme neige et les trames recyclées auxquels nous ont habitués les studios Disney, excusant presque, le temps d'un film, leur terrifiante mainmise sur le marché du divertissement.
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Critique publiée le 9 juin 2014.