DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Immigrant, The (2013)
James Gray

Commerce de la liberté

Par Alexandre Fontaine Rousseau
The Immigrant est hanté par cette image de la statue de la liberté sur laquelle il débute. Sa portée symbolique résonne à travers le film, conférant à un récit par ailleurs on ne peut plus familier un sens qui en dépasse largement les enjeux apparents. Superbe fresque intimiste sur l'Amérique, le plus récent long métrage de James Gray, à l'image de ses précédents, s'inscrit dans une noble tradition cinématographique qui semble, plus que jamais, appartenir à une époque révolue : celle du grand mélodrame classique, où le sort des individus évoque la destinée d'une collectivité. Face à ce monument et tout ce qu'il représente, Ewa (Marion Cotillard) incarne dans ce plan d'ouverture l'espoir de tous ceux et celles qui ont cru et croient encore au mythe de l'Amérique, du land of opportunity. Bientôt, elle en personnifiera la perversion en dansant, affublée d'un costume évoquant ce symbole de liberté qui l'a accueillie, dans un cabaret où les immigrantes comme elle se prostituent pour survivre.

Voici l'Amérique, la vraie. Celle qui, derrière l'histoire officielle, grouille dans les rues. L'endroit et l'envers qui communiquent par le biais du symbole. C'est un magicien qui redonne espoir à Eva, parce que l'Amérique est une illusion en laquelle on croit ou non. Lorsque nous revoyons la statue de la liberté, à la toute fin du film, ce n'est plus qu'une silhouette floue à l'horizon, une idée hors d'atteinte dont les contours sont désormais difficiles à définir. La réalité a épuisé les symboles. L'Amérique n'est plus un concept abstrait, un idéal. Elle possède désormais les traits de Bruno (Joaquin Phoenix), proxénète manipulateur et schizophrène qui cherche à se faire pardonner ses fautes en offrant le rêve américain à la femme qu'il aime.

Tout, chez Gray, possède un sens. Tout est résolument cinématographique. Chaque élément du film relève de la mise en scène, de l'écriture filmique la plus maîtrisée qui soit. Cette adhésion révérende aux plus anciennes règles de la dramaturgie classique confère à sa narration une indéniable élégance, de même qu'une force peu commune. La langue qu'il parle est claire comme celle de Ford. Son cinéma est sophistiqué mais dépourvu de toute prétention. Gray, comme Eastwood, signe des films foncièrement américains sur l'Amérique : s'il la critique, la remet en question, doutant même de la légitimité de ses institutions, il le fait en des termes qui réaffirment en même temps qu'une certaine tradition artistique l'idée même de communauté dont celle-ci a autrefois contribué à l'édification. Gray est cinéaste parce que l'Amérique est cinématographique.

Ici, il révèle l'impitoyable logique de cette Amérique qui marchande les êtres, faisant miroiter une liberté chimérique pour s'assurer de leur obéissance. L'Amérique exploite l'espoir comme Bruno exploite Ewa. L'argent crée les rapports humains, les entretient. Le lien social, ici, est un simple système de transactions – une économie qui se nourrit du mythe pour fleurir. Tout est commerce et le commerce engendre la servitude. Avec une grave lucidité teintée de cette profonde mélancolie si caractéristique de son cinéma, Gray expose les rouages d'un système qui assimile l'individu à une simple monnaie d'échange. Si Ewa accepte de se vendre, Bruno achètera la liberté de sa soeur. Voici la règle du jeu. Les affaires sont les affaires.

Fidèle à son habitude, Joaquin Phoenix livre une splendide performance où les plus fines nuances cohabitent avec les contrastes les plus explosifs. L'acteur atteint le parfait équilibre entre un jeu habilement intériorisé, composé à coup de murmures étouffés, et cette violence sourde inhérente à son imposante présence physique. À la fois blessé et menaçant, il entre dans des colères terrifiantes avant de se recroqueviller subitement, de se replier sur lui-même comme s'il cherchait à s'effacer de l'écran. C'est un corps imprévisible, en parfaite symbiose avec la caméra, capable de transmettre à celle-ci ses moindres soubresauts, un corps capable de s'accaparer l'image, mais aussi de se dissoudre en elle – et Gray, qui l'a toujours impeccablement dirigé, offre à Phoenix un rôle taillé sur mesure pour ses remarquables capacités.

Encadrant parfaitement ses acteurs sans jamais les dominer, l'auteur de Two Lovers et de We Own the Night laisse la lumière feutrée de Darius Khondji décrire les émotions en demi-tons, plaçant une technique impeccable au service du récit. Les ombres que dessine Khondji tracent sur les corps et les visages les nuances des sentiments qui traversent les personnages, l'ensemble baignant dans une lueur dorée qui en accentue sobrement le climat intime. Gray se permet bien quelques tours de force, comme cette scène toute en silhouettes où Bruno est battu par un groupe de policiers – superbe moment de cinéma où la retenue, au lieu d'estomper la violence, l'accentue. Mais sa mise en scène méthodique témoigne surtout d'une intelligence rare, d'une capacité à s'effacer qui n'a rien d'une élégance maniérée et tout, au contraire, d'une sensibilité cinématographique pure.

Toute la virtuosité discrète du cinéma de James Gray est parfaitement résumée par ce splendide plan final où ses deux personnages cohabitent une dernière fois à l'écran : par la fenêtre, on aperçoit Ewa s'évadant vers une nouvelle vie tandis que, dans le reflet d'un miroir, Bruno avance vers son destin. Tout ce qu'il y a à dire sur ces personnages est contenu dans cette image, tout est clairement exprimé par la composition même de ce cadre qui ordonne le drame et le place sous le signe de la morale. Cette image qui évoque à la fois leur avenir et leur passé, la nature de leur relation à ce point précis dans le récit et par-delà celui-ci, cristallise l'indéniable génie du cinéma de James Gray en rappelant que tout y est intrinsèquement lié : le salut d'Ewa et l'impossible rédemption de Bruno sont indissociables, tout comme ces drames individuels sont indissociables d'un contexte social, d'une plus vaste tragédie collective qui les contient toutes.
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Critique publiée le 23 mai 2014.