À l’instar du public qu’elle courtise toutes les fins de semaine, Hollywood exige elle aussi désormais de voir avant de croire. Pour un cinéaste, cela signifie être capable de se débrouiller avec les moyens du bord pour défendre une certaine vision avant que ne s’ouvrent finalement les portes de la cité où tous les rêves peuvent être fabriqués. Avec son superbe
Monsters,
Gareth Edwards aura visiblement prouvé aux dirigeants de la Warner qu’il était non seulement le candidat idéal pour faire renaître Godzilla, mais qu’il possédait également le savoir-faire et la sensibilité nécessaire pour orchestrer un spectacle qui, à l’image de la bête légendaire, ne passerait certainement pas inaperçu. Les thèmes et les préoccupations tout comme quelques-unes des images les plus marquantes de l’opus de 2010 se seront ainsi frayés un chemin jusqu’au coeur de cette méga production dont l’impressionnante distribution était déjà suffisante pour nous mettre la puce à l’oreille. Divers éléments dont le traitement aura évidemment été ici amplifié, mais sans que les rouages de la toute-puissante machine hollywoodienne ne finisse par avoir raison de l’âme ou du sens profond du projet d’Edwards et du scénariste Max Borenstein.
Tout comme dans
Monsters, le cinéaste britannique accorde une fois de plus énormément d’importance aux rapports humains. Le principal fil conducteur du récit se révèle, certes, des plus éprouvés, nous invitant à suivre le parcours parsemé d’embuches d’un jeune lieutenant (
Aaron Taylor-Johnson), par l’entremise duquel Edwards et Borenstein feront déjà écho aux difficultés de concilier carrière militaire et vie de famille au coeur d’une Amérique de plus en plus prisonnière des flammes qu’elle attise. Ce qui retient plus particulièrement l’attention, c’est l’absence d’un réel antagoniste – nous ne serons jamais introduits à un général sulfureux ou un businessman bêtement motivé par l’appât du gain. Les multiples erreurs commises tout au long de l'intrigue seront toutes le résultat de décisions prises avec les meilleures intentions par des individus totalement désemparés, mais devant impérativement réagir à la crise insensée à laquelle ils doivent faire face. Un amiral (
David Strathairn) résumera d’ailleurs parfaitement cette situation en soulignant que, malgré sa volonté, il ne pourrait prendre le risque de placer le sort de millions de personnes entre les mains d’une bête préhistorique en la laissant combattre les deux créatures gigantesques menaçant l’avenir de l’espèce humaine. C’est ce genre de nuances qui élèvent rapidement le film d’Edwards au-dessus d’une moyenne s’affaissant d’année en année, relativisant le sens comme les motivations des gestes posés tout en révélant peu à peu un schéma beaucoup plus inquiétant.
Il n’est pas très étonnant non plus de voir Edwards et Borenstein dresser un certain bilan de plus d’une décennie de tragédies humaines et de catastrophes naturelles, présentant tout au long du récit des images puissantes, évoquant inévitablement le 11 septembre 2001, mais également la plus récente crise nucléaire japonaise ainsi que les nombreux tsunamis ayant ravagé les côtes asiatiques. Ainsi, à l’instar du
Godzilla d’Ishîro Honda, celui d’Edwards traite à son tour des grands traumatismes de son temps, prenant comme angle d’approche le secret d’état et le mensonge politique pour intégrer sa trame fantastique à un univers paraissant autrement tout ce qu’il y a de plus concret. Le présent exercice s’amorce d’ailleurs sur la quête incessante de vérité du père du protagoniste (
Bryan Cranston), adhérant plus que jamais à la théorie du complot, lui qui aura tout perdu dans l’effondrement de la centrale où il travaillait à la fin des années 90 et qui désire à présent faire la lumière sur les causes réelles de l’incident. Se nourrissant exclusivement d’énergie atomique, les bestioles gigantesques foulant ici la surface terrestre s’imposent pour leur part comme une conséquence de la témérité de l’Homme, des erreurs du passé sur lesquelles on peut difficilement tourner la page.
Godzilla impressionne assurément de par la densité des idées qu’il met en place et la grande pertinence de son discours sociopolitique et écologique. Mais ce qui retient surtout l’attention au final, c’est la façon dont Edwards aura su articuler autant d’ambitions pour former un tout homogène et d’une rare clairvoyance, tributaire à plusieurs égards de la démarche plus minimaliste qu’il avait privilégiée pour son premier long métrage. Le tout permettant à l’arc dramatique du récit d’adopter la forme d’un puissant et foudroyant crescendo, capitalisant à chaque instant sur la patience exemplaire dont le Britannique aura su faire preuve dans le déploiement de chacun des éléments de son film. Le réalisateur tire également son épingle du jeu en maintenant un équilibre similaire au niveau du traitement de l’action (au sens large), enchaînant avec aplomb prises de vue subjectives et plans panoramiques en situant toujours ses combats sur plusieurs fronts, et ce, souvent à l’intérieur d’un seul et même cadre. Edwards signe en ce sens un travail de mise en scène aussi maîtrisé que d’une formidable inventivité, se jouant continuellement des perspectives tandis que le rythme symphonique du montage, la précision et l’infinie beauté de la démarche visuelle et l’ampleur apocalyptique du scénario se côtoient en un ensemble aussi inusité, qu’efficace et cohérent.
Gareth Edwards aura donc su éviter tous les pièges dans lesquels aura sombré la version monstrueuse – dans le mauvais sens du terme – de
Roland Emmerich, présentant continuellement ses respects au matériel d’origine, et ce, d’une manière aussi astucieuse qu’inspirée. Les références au cinéma d’après-guerre japonais s’avèrent d’ailleurs vite abondantes, débutant avec l’introduction du personnage interprété par
Ken Watanabe, alors vêtu du chapeau et des lunettes emblématiques d’
Akira Kurosawa. Edwards et Borenstein confèrent dès lors plus d’un sens à leur guerre de monstres, entrecroisant nombre d’éléments propres à la culture orientale avec certains des symboles les plus transcendants des croyances occidentales. Des inquiétudes persistant depuis le bombardement d’Hiroshima émergent ainsi de ce paysage de fin du monde où Godzilla prendra rapidement les traits d’un protecteur messianique, lui qui devra d’autant plus subir au départ les attaques répétées des hommes, ne saisissant guère les raisons de sa présence parmi eux. Une fois de plus, c’est la main de l’homme qui se révélera la plus destructrice, Edwards poursuivant ici son plaidoyer sur la nécessité de laisser la nature s’occuper d’elle-même, alors que les ravages perpétrés par ces trois bêtes colossales relèveront d’un comportement non pas annihilateur, mais typiquement animal.
L’héroïsme surgira ainsi d’un endroit dont nous ne croyions plus le voir venir. La position défendue par le personnage de Watanabe quant aux motivations du monstre se révélera d’ailleurs celle d’un profond optimiste, prêt à prendre de nouveau le risque de « faire confiance » au coeur d’une ère marquée par le cynisme, le doute et la désillusion. Le
Godzilla de Gareth Edwards s’inscrit certainement dans cette tendance ayant vu Hollywood tenter de profiter au maximum de l’effet
The Dark Knight en offrant un traitement plus réaliste et rigoureux à une multitude d’histoires qu’elle avait toujours prises à la légère. Le Britannique réussit à faire d’une pierre deux coups ici en orchestrant un spectacle fin et lucide, mais en ne boudant jamais son plaisir ni celui des fans de la première heure. Une volonté de laisser la fiction avoir le dessus qui se fera déjà sentir dans les traits mêmes de la bête, sous lesquels aurait très bien pu se retrouver un acteur s’agitant au milieu de maquettes n’ayant pour unique but que de voler en éclats si le tout n’était pas désormais produit à l’aide de puissants ordinateurs. Oeuvre cataclysmique pénétrante et d’une grande virtuosité,
Godzilla étonne et détonne, guidé par un flair visuel des plus revigorants, venant lui-même cimenter un ensemble de concepts fascinants, et surtout brillamment exprimés.