Nous connaissons tous l’histoire classique de l’artiste dont l’oeuvre n’aura été reconnue à sa juste valeur qu’après la mort du principal intéressé. Ce qui est beaucoup plus rare, c’est la découverte de l’artiste en soi, lui qui, de son vivant, ne sera apparu sur aucun radar du domaine des arts. Femme sans histoire n’ayant jamais cherché à attirer l’attention, Vivian Maier aurait pu demeurer une parfaite inconnue jusqu’à la fin des temps si ce n’avait été de l’heureux concours de circonstances qui aura permis à
John Maloof de faire l’acquisition des boîtes contenant les négatifs des milliers de photographies prises par la nourrice newyorkaise tout au long de son existence. Une oeuvre d’une grandeur indéniable que cette dernière aura nourrie et entretenue par pure passion – passion qui aura, certes, souvent flirté avec l’obsession. La beauté unique de ces clichés de rue ayant visiblement été pris par une photographe d’exception poussera ainsi Maloof à tenter de dresser le portrait de cette figure anonyme et énigmatique, et de faire (re)connaître le talent de celle-ci du milieu artistique comme du vaste public.
Le plus paradoxal, c’est que Maier n’aura jamais pris de moyens concrets pour tenter de s’imposer d’une quelconque façon et ainsi partager son oeuvre avec le reste du monde. Maloof admettra même éprouver un certain malaise en allant à l’encontre de la volonté – et même de la personnalité – de la défunte d’une telle façon. Le nouveau venu et son acolyte
Charlie Siskel se penchent du coup sur les impératifs auxquels doit se soumettre une oeuvre d’art pour être reconnue comme telle. Évidemment, le duo n’aurait pu imaginer de cas plus approprié pour illustrer pareil propos. Le passage des photos de Vivian Maier de l’album personnel à la galerie d’art ne dépendait, au fond, que de leur découverte par un individu motivé à faire le pont entre ces deux situations diamétralement opposées. Dans le même ordre d’idées que cette énigme ancienne s’interrogeant sur le bruit que peut faire un arbre s’effondrant au milieu de la forêt s’il n’y a personne pour l’entendre, la reconnaissance compte-t-elle au final davantage que le geste artistique en soi? Les médias sociaux ont-ils facilité cette entreprise? Ou n’ont-ils pas plutôt contribué à la délégitimiser?
Maloof et Siskel abordent toutes ces questions d’une manière aussi astucieuse qu’articulée, suscitant la réflexion à travers les multiples conflits et contradictions entourant leur sujet et son traitement, et ce, sans toujours avoir à les adresser directement. Ainsi, sous son apparente simplicité, la structure édifiée se révèle des plus sournoises, et surtout diablement entraînante. Les moments adoptant une esthétique plus « journal de bord » intégrés à l’ensemble laissent pour leur part transparaître une passion pour l’artiste proportionnelle à celle que cette dernière pouvait avoir pour son art, mais aussi le profond sentiment d’engagement de Maloof envers la mission qu’il s’est lui-même octroyée, et l’ayant incité à passer autant devant que derrière la caméra.
Finding Vivian Maier s’impose en ce sens comme un formidable essai sur l’engouement, sur ce désir incontrôlable de partager, de faire connaître, ou, tout simplement, sur la puissante charge émotive qu’implique l’art au sens large. La sincérité qui émane de l’ensemble permet alors au spectateur de se placer au même niveau que Maloof face à sa découverte, ne pouvant du coup que mieux comprendre – et partager – son exaltation.
Les deux documentaristes relèvent l’aspect plus humain de leur incroyable récit en prenant également le temps de (nous faire) découvrir qui était la femme derrière l’appareil photo. Les recherches de Maloof lui auront ainsi permis de remonter peu à peu jusqu’aux membres des familles qu’elle a côtoyés, des enfants dont elle s’est occupés, qui sont devenus des adultes. Un exercice de mémoire qui en alimente un autre, dressant le portrait d’une femme émotionnellement instable, capable d’autant de tendresse et de générosité que d’une inconcevable méchanceté. Le tout ne contribue évidemment qu’à amplifier le malaise inhérent au discours et à l’entreprise de Maloof et Siskel alors que le dévoilement d’une oeuvre implique inévitablement aujourd’hui la mise à nu de son auteur. Car Vivian Maier n’avait pas forcément demandé à ce qu’on se souvienne d’elle, elle qui, à présent, n’est plus là pour recevoir les éloges ni pour répondre aux critiques. Ironiquement, la démarche rejoint aussi – d’une certaine façon – celle qu’elle aura elle-même adoptée durant toutes ces années en photographiant souvent ses sujets à leur insu.
D’un autre côté – et tout le poids de la démarche de Maloof et Siskel repose sur cette idée –, une femme qui aurait voulu demeurer éternellement dans l’ombre n’aurait pas laissé, de manière consciente ou inconsciente, un tel héritage derrière elle. Il devient d’ailleurs vite évident que Maier était tout à fait au fait de l’ampleur de son talent et que la beauté de son oeuvre n’aura été en aucun cas le fruit du hasard. À travers leur propre petit récit d’enquête, Maloof et Siskel portent un regard vibrant sur ces traces – parfois grandes, parfois insignifiantes – que nous laissons de notre vivant et sur la façon parfois inusitée dont celles-ci peuvent être (re)découvertes pour que puisse ressortir, pour le meilleur et pour le pire, une image de la personne que nous avons pu être. Le plus fascinant dans le cas présent, c’est de voir les deux réalisateurs aller à la rencontre d’individus ayant été témoins du geste, mais n’ayant jamais pu contempler l’oeuvre en soi auparavant. En remettant constamment en question la teneur éthique de leur projet, Maloof et Siskel signent au final une oeuvre pénétrante, enthousiaste dans l’hommage senti qu’ils livrent à l’artiste, honnête dans le portrait plus torturé, inévitablement fragmentaire, mais empreint d’une grande empathie, qu’il dresse de la femme.