DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Under the Skin (2013)
Jonathan Glazer

Prédatrice

Par Ariel Esteban Cayer
Dès la forme abstraite du premier plan, Jonathan Glazer répond au Hal de Clarke et Kubrick par une sphère menaçante qui lui est propre. Un astre, puis un ovule noir, vrombissant d’une vie tout autre apparaît : cette forme vient se loger au centre d’une structure non moins suggestive, flottant dans l’immensité du néant. Tout ceci devient œil. Puis femme (Scarlett Johansson), Ève née non pas de la côte d’Adam mais bien d’elle-même, assumant aussitôt l’identité d’une terrienne anonyme. À ses côtés, un singulier motard dont la combinaison prend ici l’apparence d’un étrange habit rétrofuturiste s’affaire à disposer d’un cadavre comme il le fera pour toutes les victimes de cette étrange prédatrice. Ainsi, le motif visuel comme le mode opératoire narratif sont fixés. Il reviendra au spectateur d’en découvrir la cadence et les textures particulières.
 
Comme chez Kubrick, l’attendu thriller de science-fiction du Britannique Jonathan Glazer (Sexy Beast, Birth) abstrait les mécaniques du genre pour en tirer une odyssée sensorielle. Et comme le maître avant lui a su le faire pour The Shining et 2001, Glazer profite de l’exercice de l’adaptation pour déconstruire le roman éponyme de Michael Faber, le distillant jusqu’à ses éléments les plus essentiels. Ici l’érotisme et l’ambivalente fascination pour l’Autre servent de matière première au-delà de l’esthétique de la route que Glazer déploie (lui-même réalisateur d’un grand nombre de publicités pour Audi et autres marques de voitures, il se trouve par conséquent dans son élément). Surplombé du magnifique et quelque peu préhistorique paysage écossais, Under the Skin s’avère avant tout un périple routier d’une rigueur esthétique complètement envoûtante, ne dévoilant que très lentement un quelconque sens au-delà de la beauté de ses images.
  
En effet, ces images et maintes brumes, pluies et réfractions de lumière enveloppant sans cesse la prédatrice guident son périple et priment sur une trame narrative simple, bien qu’ambiguë : une affaire d’invasion, portée par une créature à mi-chemin entre les superbes succubes déambulatoires de Jean Rollin et la nettement moins subtile, mais tout aussi sulfureuse mangeuse d’hommes incarnée par Natasha Henstridge dans Species (1995). Johansson sillonne le paysage à bord d’une voiture dans laquelle elle embarque et séduit des hommes pour finalement les assimiler, au terme d’un processus spectaculaire. Celui-ci est une excuse pour Glazer de déployer les séquences les plus puissantes de son film : naissance et mort simultanée, danses de corps à la fois sublimes et absolument terrifiantes. Ces séquences se multiplient, car la chasse s’avère un jeu d’enfant, répétitif, bête et ultimement routinier. Bien vite, Glazer fait perdre à ses victimes toute humanité comme du bétail mené vers cette femme par des pulsions primaires. Tout ceci, jusqu’à ce que s’y glissent deux anomalies qui lui feront éprouver un étrange désir d’humanité.
 
Reprenant en quelque sorte le flambeau là où Roeg l’avait laissé avec The Man Who Fell to Earth (1976), Glazer nous présente le monde à travers le regard de cet Autre insondable. L’Écosse devient ici une gigantesque banlieue intermittente qui se découvre, de route en route, comme terre de ces hommes-bétails. Fonctionnant par moment presque à la manière d’un documentaire anthropologique, Glazer tourne ses confrontations entre Johansson et ses acteurs non professionnels à renfort de caméras cachées, à même le véhicule lui servant de moyen de transport. L’inconfort y est palpable et de ces échanges non scénarisés naît une belle dualité, un malaise chez l’acteur-victime comme chez le spectateur observant cette actrice hollywoodienne déplacée et détonnant dans le paysage brut d’une Écosse cahoteuse et principalement masculine.
 
En ce sens, le casting de Scarlett Johansson s’avère brillant. Glazer répond ici à l’image de l’actrice, véritable sex-symbol du cinéma contemporain, souvent accusée d’une certaine simplicité de jeu. Et bien qu’on doive reprocher à Glazer de la pousser dans la même direction, donnant à Johansson le rôle d’une enveloppe charnelle en faisant de sa nudité un élément central de son projet, force est d’admettre qu’Under the Skin va également au-delà de ses charmes, lui redonnant de son humanité tout en imbriquant la prédatrice dans la nature qui l’entoure. Brave performance, celle de Johansson est aussi l’une de ses plus mémorables depuis Lost in Translation (2003) et ses collaborations subséquentes avec Woody Allen. La découverte du corps et de l’humanité momentanée de son personnage rappelle évidemment sa trajectoire en tant qu’actrice, ayant l’occasion ici d’occuper un film en entier, dévorant l’espace tout autant qu’elle est dévorée par l’œil du spectateur.  
 
Par son parachutage dans un monde primitif, patriarcal et hostile auquel elle tente de s'ouvrir et non par la somme de ses actions, cette femme semble finalement faire déraper les plans d'invasion extra-terrestre. Et si le constat qu’offre Glazer est loin d’être nouveau, il demeure prenant par la simplicité et la finesse avec laquelle le glissement s’effectue au sein d’un film qui, jusque-là, ne semblait rien vouloir faire ni dire sinon démontrer son savoir-faire. Aussitôt abaisse-t-elle ses défenses, aussitôt la prédatrice devient-elle aisément une proie. Et par ce triste revirement, l’environnement sublime que Glazer nous dépeint depuis le début est soudain connoté par quelque chose de cruel et d’impitoyablement naturel où l’homme, contre son prochain au sens hobbesien de la chose, est toujours un loup pour l’homme. Les relents de la préhistoire semblent soudain poindre vers une humanité crépusculaire, isolée dans le cosmos et, peut-être, bonne à refaire en entier. Soudainement, l’œil du premier plan nous revient en tête et apparaît comme une invitation vertigineuse à reconsidérer notre regard. N’était-il pas complice de ce piège depuis le début ? 
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Critique publiée le 8 mai 2014.