Pourquoi, dans un dossier qui s'attarde à discuter du conte au cinéma et, plus largement, de la place qu'y occupe le récit, débuter par l'oeuvre d'
André Forcier? Poser la question, c'est aussi poser la suivante : qu'est-ce qui caractérise le travail de « l'enfant terrible du cinéma québécois »? La magie, certes. Les classes ouvrières, d'accord. La manière qu'a la magie de poindre de la classe ouvrière, encore plus. Mais au-delà de ça, comment cette irruption du magique se produit-elle?
Le cinéma de Forcier laisse aux ouvriers le soin de se raconter. Pas d'oppositions sociales ici - surtout pas dans ses premiers films - et rien pour nuire aux protagonistes sinon d'autres prolétaires ou, pire encore : le mauvais sort. Dans
Bar Salon, Charles (
Guy L'Écuyer) s'efforce de maintenir à flot son bar de Montréal. Sa fille Michelle (
Madelaine Chartrand) contribue au trésor familial et travaille comme barmaid. Autour d'eux, des clients sans-le-sou, pris dans une autre époque qu'ils tiennent toujours en grippe. Comme pour le vieillard de la guerre 14-18 qui se fait jeter hors du bar dans
Night Cap, comme les vétérans qui jouent à la guerre au-devant de leur hospice dans
Le Vent du Wyoming, les films de Forcier tendent la main vers les témoins de l'Histoire et leur offre une dignité qui n'est pas anodine : survivre au présent pour mieux vivre le passé. En ce sens,
Bar Salon raconte l'effondrement d'une époque sur elle-même. Le bar « de vieux » est tenu par un vieux. Les jeunes, eux, sont trop instables pour supporter l'avenir économique de l'établissement. Ils se battent à coup de queue de billard, « ne paient même pas leurs bières » et peinent à trouver du travail. La faillite semble inévitable - et elle le sera, car Forcier est un tragédien comique, pas un humoriste tragique - et Charles, pour réparer les pots cassés, se résoudra à travailler comme gérant d'un cabaret.
En parallèle, Michelle tombe amoureuse d'un habitué du bar-salon, le chauffeur de taxi Robert (
Jacques Marcotte) qui éduque en solitaire une fille mal élevée qui boit du Coke le matin et vend des chats errants au restaurant chinois du coin. Déjà, le bas-relief de Forcier prend forme; à l'inverse des films choraux, les personnages de
Bar Salon ne sont pas tenus de se rencontrer (la fille de Robert ne parlera jamais au gérant Charles). Un protagoniste est relié à un autre, puis à un autre comme une longue chaîne dont les maillons trop serrés ne sauraient accueillir une tierce attache. La beauté de cette structure prend tout son sens lors des scènes collectives où la caméra n'ose plus s'attarder à un individu en particulier. Tous sont égaux, développés à leur juste valeur, attachants parce qu'ils partagent équitablement l'espace de la fiction (le bar, l'église, le quartier).
C'est pourquoi les lieux, chez Forcier, forment une part aussi importante du discours. Des sièges de l'Église aux sièges du bar, toute une herméneutique du Québec moderne s'édifie, brique par brique, chanson après chanson. Le sermon a fait place au speech, le vin de messe à la Labatt 50, le choeur (celui du générique du début, repris à temps pour la scène finale) devient tour à tour du charleston, du country, du rock. Au lieu d'un prêtre : une effeuilleuse. Après avoir jeté la religion à la porte, le Québec de Forcier cherche à se reconstruire et c'est à force de voir les miséreux se morfondre et les désespérés se rompre que le théologique retrouve la fonction qu'il occupait auparavant. On le sait, c'en est devenu un adage : la détresse fait vibrer les clochers. À l'image de ces piliers de bar prisonniers du passé, ledit passé revient à son tour hanter le présent. Parce qu'il faut marier Michelle et Robert, le groupe communautaire est finalement rapatrié à l'Église alors que le bar s'apprête à fermer. Chez Forcier, l'existence est cyclique, faite de refus secs et d'amours gras. Chacun de ses films, pourrait-on dire, est unique en ce sens qu'il commence et se termine à un moment différent de cet aller-retour entre la solitude des personnages les plus fous et le chant collégial des personnages réunis autour d'une bonne p'tite bière. C'est la complainte des ivrognes; le ressac des mal-aimés qui voudraient au moins s'aimer entre eux.
En ces lieux, aucune progression dramatique sinon celle que les protagonistes souhaitent bien s'accorder. Autour d'eux, un monde teinté par le temps. Tout le monde a ses « bonnes vieilles habitudes » et le scénario de Marcotte et Forcier croque dans la vie sans même la mâcher, ce qui, à bien des égards, participe au sentiment de vase clos qui prédomine chez le duo. Comme si la société en marche s'était arrêtée,
Bar Salon se déroule dans un nuage, quelque part dans les années 70, quelque part à Montréal, dans un bar-salon tellement anonyme qu'il ne peut que s'appeler Bar Salon. C'est un peu de cette usure de la vie dont parle l'auteur, cet égrènement de la vigueur de tout un chacun qui, s'il ne relève pas du réalisme à fleur de peau de ses contemporains, s'inscrit dans une volonté d'ennoblir le réel, de pallier ses défauts les plus ingrats, inavouables et inconsolables, par une écriture poétique et populaire, cherchant à retrouver l'odeur de l'herbe fraîche passée à travers les quatre estomacs d'une vache. «Tu sens le poisson... comme les sirènes», dit Robert à Michelle lorsqu'il la prend dans ses bras.
Le grand tour de magie d'André Forcier n'est pas d'avoir fait descendre un homme de la lune, mais d'avoir trouvé dans le trac, le pessimisme et la paresse de ses Québécois attendris de la consolation pour les longues soirées d'hiver, et ce, non pas en explorant interminablement leur psychologie, mais en les mettant côte à côte, en les faisant vivre d'une vie rêvée, non loin du conte, mais si près de la vraie de vraie pauvreté. Son récit, c'est une ligne pointillée, un tracé dont chaque petit trait est composé d'un personnage mémorable, une suite d'épisodes plus ou moins reliés, répondant plus ou moins d'une causalité amorale : buvez bien, baisez bien, mourrez bien.