DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Only God Forgives (2013)
Nicolas Winding Refn

Savoir subir les conséquences

Par Jean-François Vandeuren
À l’origine, Nicolas Winding Refn devait tourner Only God Forgives après Valhalla Rising. Le réalisateur aura toutefois consenti à modifier ses plans pour finalement accepter l’offre de Ryan Gosling et prendre la barre du mémorable Drive de 2011. Une décision qui se sera certainement révélée des plus judicieuses étant donné le succès commercial et critique qu’aura connu le projet, lui qui jouit d’autant plus à présent du vénérable statut de film culte. Drive aura marqué le début de ce qui semble vouloir devenir une longue et fructueuse collaboration entre le cinéaste danois et l’acteur canadien, en plus de conférer à Winding Refn une notoriété internationale qui permettrait à ses projets subséquents d’attirer davantage l’attention des cinéphiles en dehors du circuit des festivals et du cinéma de genre. Mais plutôt que de renouer avec une mécanique scénaristique plus classique, plus accessible, le réalisateur aura décidé de n’en faire qu’à sa tête en se dirigeant une fois de plus dans la direction opposée à celle où nous pensions le retrouver. Ayant vraisemblablement trouvé son compte dans la furieuse accalmie de son opus précédent, Winding Refn n’aura pas cherché ici à faciliter l’adhésion à ce type d’initiatives, bien au contraire. Only God Forgives n’est d’ailleurs pas une production particulièrement facile à cerner, et ce, aussi bien sur le plan des intentions que de la mise en scène et de ses référents. Il en ressort malgré tout une oeuvre qui mérite d’être explorée, même si celle-ci ne laisse souvent que très peu de marge de manoeuvre à son public.

C’est dans un Bangkok on ne peut plus sombre et lugubre que nous ferons la rencontre de Julian Thompson (Gosling), un Américain ayant été forcé de quitter son pays natal qui agit désormais à titre de manager d’un club de kickboxing. Le centre en question n’est toutefois qu’une façade pour le trafic de stupéfiants dans lequel trempe toute sa famille. Après une soirée de combats, Billy, le frère de Julian, s’engage dans une violente descente aux enfers, laquelle se terminera par le viol et le meurtre d’une adolescente de seize ans. L’inspecteur en charge de l’affaire permettra ensuite au père de la victime d’exercer sa vengeance sur Billy, qui sera demeuré sur les lieux du crime. Quelques jours plus tard, Crystal (Kristin Scott Thomas) débarquera en ville, déterminée à venger la mort de son fils aîné. Winding Refn se sera parfaitement imprégné de l’ambiance si particulière de la ville où il aura décidé de situer cette sordide histoire de vengeance à mi-chemin entre le western et le film de samouraï, mais dont le langage demeure définitivement plus oriental qu’occidental. À travers les vertus explorées comme les bases de sa démarche filmique, le Danois se joue ici des notions de héros et d’antagoniste, nous positionnant d’entrée de jeu du mauvais côté de la loi. Ce dernier se servira d’ailleurs habilement de sa tête d’affiche pour brouiller les pistes à cet égard. Personnage au caractère passif, contrôlé par une mère castratrice, et piètre combattant de surcroît, Julian n’a déjà rien du héros type. À l’opposé, nous aurons le réflexe d’antagoniser ce policier d’un calme imperturbable, adepte d’une justice sauvage de plus en plus célébrée dans le cinéma de l’Ouest.

L’approche de Nicolas Winding Refn continue ici de gagner en patience et en méthode, renforçant cette apparente sérénité sous laquelle se terre pourtant une violence prête à surgir à tout moment. Le Danois signe du coup une mise en scène des plus méditatives - flirtant parfois même avec l’onirisme - qu'il aura su cadencer au rythme d’un montage éclectique, présentant diverses figures errant dans les méandres d’un univers cinématographique que le cinéaste rendra vite familier en confinant son essence à l’intérieur de seulement quelques lieux. Les gestes perpétrés par les personnages concernés seront d’ailleurs toujours en deux temps, le réalisateur se servant de cette immobilité afin de rendre l’ambiance de son film encore plus insoutenable. Only God Forgives s’inscrit en ce sens dans un cinéma de l’hyper-maîtrise, rejoignant à bien des égards un film comme The Limits of Control de Jim Jarmusch. Les différentes notions de justice s’entremêlent alors pour créer une tension devenant de plus en plus palpable, laquelle ne retombera qu’à la suite d’un coup de sabre aussi sec que dévastateur. La violence et les pulsions sexuelles agissent pour leur part comme des forces invisibles desquelles les sujets tentent de se contenir ou de se libérer, finissant tôt ou tard par révéler leurs faiblesses. C’est de cette constante opposition entre la barbarie et le sens de l’honneur, entre la perpétration d’attaques sournoises et la simple idée de savoir assumer les conséquences de ses actes, dont relève ici la plus vive opposition entre les valeurs de l’Est et de l’Ouest, de même que la dichotomie entre ces deux frères entretenant des rapports bien différents avec leur nouvelle réalité.

Nous comprenons au bout du compte que le réalisateur ait voulu dédier le présent long métrage à l’artiste chilien Alejandro Jodorowsky, à qui il avait demandé conseil au moment de son entrée dans le grand cirque du cinéma américain. Only God Forgives défend ainsi avec conviction une vision artistique extrêmement précise dont Winding Refn aura visiblement édifié les bases en ayant en tête de faire le film qu’il voulait faire beaucoup plus que d’accroître sa popularité. Qui l’aime le suive, tout simplement. Le réalisateur aura su mener cette intrigue aux allures de tragédie shakespearienne et de récit oedipien avec une retenue pour le moins sidérante. Le résultat s’avère d’ailleurs d’une impressionnante beauté esthétique, chaque détail ayant été longuement réfléchi, en particulier en ce qui a trait à ce puissant contraste entre la noirceur de l’univers visité et ces couleurs on ne peut plus vives la transperçant pour en révéler l’affect. D’un autre côté, c’est aussi ce contrôle excessif sur les plus menus détails qui tend à étouffer l’oeuvre dans son ensemble, ou du moins à la rendre plus pesante qu’elle ne devrait l’être. Ainsi, étant donnés ses repères narratifs et culturels parfois beaucoup trop spécifiques, Only God Forgives peut avoir par moment davantage des airs d’épreuve que d’expérience cinématographique. Nicolas Winding Refn semble ainsi contrôler de plus en plus l’art de la provocation comme de l’imprévisibilité, nous livrant une intrigue qui saura révéler ses forces à qui voudra bien se montrer patient à son égard. Nous aurions peut-être simplement aimé retrouver davantage cette hargne, cette violence impulsive qu’il sait extirper des recoins les plus sombres de l’âme humaine, au coeur de la démarche artistique du cinéaste danois, et non seulement de son scénario.
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Critique publiée le 23 juillet 2013.