DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Prends ça court ! : La messe du court métrage québécois

Par Anthony Morin-Hébert

La cérémonie des Oscars arrive à grands pas et avec elle revient l'annuelle lassitude qui colle de plus en plus à l'événement. Parions qu'en se remémorant la précédente édition, la plupart des gens voient d'abord surgir la gifle de Will Smith depuis les confins de leur esprit, et qu'un dur labeur d'archéologie mémoriel leur est nécessaire pour se rappeler des récipiendaires (Coda [Sian Heder, 2021] était sacré meilleur film; vous vous en souveniez ?). Les galas de cinéma n'ont plus tout à fait la cote, leur lustre s'est terni au fil des décennies; nous en avons eu la preuve concrète, l'automne dernier, avec la mise à mort des Prix Iris annoncée par Radio-Canada. C'est que le public, trop souvent considéré comme une masse niaise et malléable, semble s'être enfin aperçu de la supercherie du format préconisé depuis si longtemps. Durant des heures, des caméras transmettent en direct un faste et une gloire auxquels le public ne pourra jamais espérer accéder, le tout rythmé par un éreintant décorum. Les numéros de variété ne sont quant à eux pas plus spéciaux que ceux que l'on peut se taper à volonté, tous les jours, sélectionnés selon nos goûts personnels, sur Internet. On peut alors en venir à se poser la question fatidique: à qui profite vraiment cet événement et ses émules? Aux célébrités déjà établies qui viennent confirmer leur statut? Au public déjà saturé de divertissements en tous genres? Ni l'un ni l'autre: ce sont naturellement les annonceurs, les producteurs et les studios, ceux qui brassent les sous, qui en profitent le plus et ont tout intérêt à maintenir vivante la grande fiction sur laquelle repose Hollywood. Un gala de cinéma n'a toutefois pas à adopter cette formule ni à défendre ces incitatifs, comme en fait foi Prends ça court!.


:: Guillaume Cyr [photo : Sébastien Roy © Prends ça court !]

Courageusement porté par Danny Lennon, le gala québécois, qui en était à sa 19e édition le 2 mars dernier, ne prétend pas hypocritement s'adresser aux spectateurs et spectatrices, qui sont néanmoins invités à y prendre part gratuitement : c'est aux créateur·rice·s émergeant·e·s qu'il est dédié. Pas de numéros emmerdants, très peu de flaflas cérémoniels. Un animateur — cette année, Guillaume Cyr, qui a très bien fait son boulot — comble les creux, agit comme liant raboutant l'avalanche de prix décernés, au nombre incroyable de 71 et totalisant plus de 300 000$ pour cette édition 2023. L'expérience est redondante tant les prix et discours s'accumulent et s'enfilent rapidement, mais c'est de bonne guerre puisque l'objectif n'est pas de divertir. L'intention est plutôt d'encourager les jeunes artisan·e·s du cinéma à coups de milliers de dollars offerts cash ou en services (location d'équipement, montage, coaching, diffusion du film primé), et surtout par l'inestimable valeur de la reconnaissance institutionnelle. Pour quiconque l'ignorerait, les subventions sont ce qui permet en grande partie aux films québécois de voir le jour ; pour un·e réalisateur·rice qui n'a qu'une poignée de courts à inscrire sur sa fastidieuse demande de sub, la mention de récompenses remportées peut faire toute la différence, surtout si ces dernières sont nombreuses ou encore prestigieuses, comme le Prix Coup de cœur — Denis Villeneuve (Simo, Aziz Zoromba), le Prix Spira (Lay Me by the Shore, David Findlay) ou le Prix Téléfilm Canada (Entre-deux, Clara Prévost), tous justement attribués cette année. Idem pour les quelques artisan·e·s qui ont vu leur travail primé durant la soirée, dont l'actrice Valérie Tellos pour son interprétation éclatante dans Entre-deux (mention spéciale de l'Union des artistes) et Alexandre Nour Desjardins, récipiendaire du Prix Colonelle Films pour son excellente direction photo sur quatre films en compétition : Invincible (Vincent René-Lortie), Simo, Printemps (Sébastien Duguay) et Nanitic (Carol Nguyen).


:: Denis Villeneuve [photo : Sébastien Roy © Prends ça court !]

Il faut toutefois souligner la quantité regrettable de films passables, voire mauvais, qui sont parvenus à se faire couronner durant la soirée au détriment d'œuvres extraordinaires et bien plus méritantes. L'appréciation critique est affaire de subjectivité, me dira-t-on, mais je rétorquerai qu'il est fort invraisemblable que chacune des personnes responsables de décerner un prix ait systématiquement visionné la totalité des 63 films en compétition, et que la rigueur du processus n'a certainement pas été respectée à sa juste valeur. L'exercice nécessitant plus de 16 heures de visionnage, sans parler des délibérations, est fastidieux — je le sais, j'ai eu le plaisir d'y prendre part en participant au jury du Prix AQCC — mais nécessaire, considérant les enjeux qu'il implique pour les artistes concernés. Je rajouterai qu'il est navrant de constater que certains des professionnels de notre industrie du cinéma — la plupart des prix étaient remis par des compagnies privées comme des boîtes de postproduction, des studios de distribution et autres services — aient choisi, alors qu'une grande variété de films admirables leur était pourtant proposée, de célébrer des œuvres si faibles. Je parle ici de ces films aux dialogues artificiels et aux personnages vides de toute profondeur qui m'ont rappelé les maladresses des travaux étudiants d'un certificat en scénarisation, que j'ai souvent eu à corriger ; de ces mélodrames emphatiques racontant des histoires éculées, dénués de toute originalité formelle et qui font le malheur de notre paysage télévisuel et cinématographique québécois ; etc.. [1]

Je réitère : tout cela est dommage eu égard au talent des cinéastes ayant su créer des œuvres qui se sont véritablement démarquées, qui ont prouvé que notre cinéma est bien vivant et qu'un avenir radieux se profile devant lui. Malgré mes jérémiades, le travail de la plupart de ces cinéastes a été justement souligné durant ce gala qui, au-delà de ses prix, a également su établir une chaleureuse ambiance de fête imprégnée d'un bel esprit de camaraderie. Ça s'échangeait des claques dans le dos à tour de bras, des clins d'œil à foison, des accolades sincères entre collègues et amis donnant vie à ce petit milieu où tous semblaient heureux des victoires des autres. Il y avait une mascotte (celle du film If [Didier Charette], conçue par Pony), un bar qui coulait à flot, Mitsou ; des moustaches de tout acabit, beaucoup de gens (la salle pleine débordait dans l'entrée de la cinémathèque, pleine elle aussi), une équipe de bénévoles du tonnerre, un DJ efficace et une absence du frigide décorum habituel. Personne n'était là pour se formaliser d'un t-shirt mou affublé par un récipiendaire, et ceux et celles qui voulaient jouer les stars étaient également libres de le faire en prenant la pause sur la parcelle de tapis rouge installée à l'entrée. En somme, le gala Prends ça court ! ressemblait davantage à un heureux party donné en l'honneur des cinéastes émergents et de la marge qu'à un événement moribond et ampoulé — une grande réussite pour ce qui représente désormais le seul gala entièrement dédié au cinéma québécois.

Dernière remarque : félicitations à Stéphane Mukunzi, venu chercher des prix au nom de Josée Benjamin pour son film Puamun, produit par le Wapikoni mobile, qui a eu l'humilité de rappeler durant ses remerciements que le cinéma québécois, c'est également des films autochtones.


:: Puamun (Josée Benjamin, 2022) [Wapikoni mobile]



[1] Je préfère taire les titres en question — non pas par couardise ou par manque d'arguments, mais puisqu'il est tout à fait compréhensible qu'un bassin constitué presqu'exclusivement de films réalisés par des artistes émergents comporte son lot de mauvaises pommes, et que les artisan·e·s des œuvres moins réussies ne méritent pas d'être pointés du doigt ou rabroués publiquement. Le talent, ça se développe. Je n'ai qu’un vœu : que si ces cinéastes persistent, leur travail sera de meilleure facture ; que les prix reçus ne cultiveront pas la médiocrité.

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Article publié le 12 mars 2023.
 

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