L'Amérique est morte. En voici l'épitaphe. La conclusion logique. Nous sommes au bout de la route. À la place d'une culture, il n'y a plus que ce néant désolant, clinquant - le spectacle des corps devenus viande, réduits à leur mécanique pornographique par la logique même d'une société où tout n'est plus que valeur monétaire et échappatoire hédoniste, violence banalisée et liberté illusoire. Un pays s'effondre, écrasé par le poids de ses rêves matérialistes, de ses fantasmes vulgaires; tant pis, tant mieux. «
Life ain't nothing but bitches and money », disait l'autre. D'accord. Voilà ce que ça donne :
James Franco qui énumère avec enthousiasme, intoxiqué par son pouvoir de pacotille, la liste de « toute la
shit » qu'il possède; ces jeunes princesses Disney excitées à la vue de ses fusils, enfin « libérées », enfin libres de vivre comme dans un vidéoclip. Comment se sent-on, alors? Comme dans un rêve.
Avec
Spring Breakers,
Harmony Korine fait corps avec le contemporain d'une manière particulièrement saisissante, trouvant le moyen de critiquer son époque sans se complaire dans une sorte de pose réactionnaire par rapport à celle-ci. C'est-à-dire qu'il ne tente pas « d'analyser » le phénomène social qu'il décrit, cherchant plutôt à aller jusqu'au bout de celui-ci, aux côtés de ceux et de celles qui se laissent porter par la folie du monde dans lequel ils vivent; et, en même temps que ses héroïnes épuisent le potentiel de ce monde, le cinéaste en déconstruit la surface, la mise en images. Il aurait pu se complaire dans le rire, mais il se dégage plutôt de son film une profonde mélancolie.
Spring Breakers n'est pas une satire articulée aux dépens de cette jeunesse en perdition qui y est mise en scène. C'est un hurlement désespéré, poussé dans le plus chargé des vides.
Le drame, ici, ce n'est pas tant qu'il n'y a plus « d'utopies » - mais que celles-ci n'ont plus de sens. Voilà donc ce qu'il reste à espérer d'un monde où « Hot In Herre » de Nelly et « Everytime » de Britney Spears font figure de poésie, où le matérialisme et l'individualisme inculqués par le gangsta rap font office de valeurs communes sur lesquelles sont fondées cet «
American dream » duquel le personnage de James Franco s'imagine (sans doute à juste titre) être l'ultime incarnation. Korine, avec un juste dosage de décalage et de connivence, explore la face obscure de cette culture populaire que masque son apparente futilité, « désacralisant » ses icônes
Selena Gomez et
Vanessa Hudgens en anéantissant avec une éloquente virulence leur image innocente, faussement inoffensive. La vacuité de leur mantra, «
Spring break forever! », se transformera graduellement en menace sourde, Korine employant pour se faire la même tactique de détournement qui, au bout d'un moment, rend si terrifiant le bourdonnement de la musique de Skrillex.
Voyage au bout de la culture,
Spring Breakers est l'histoire d'une révolte qui se bute aux limites de l'imaginaire contemporain, d'une révolte qui ne peut plus aller au-delà de ces images préfabriquées, mises en marché, qui ont forgé l'identité de ceux qui se révoltent. Une rébellion prisonnière de son propre matérialisme - d'où l'incroyable force de cette forme cyclique, qui réitère les images, les recycle et les subvertit sans jamais pouvoir y échapper. C'est l'histoire d'une jeunesse prisonnière des mythes médiocres auxquels elle a accès, condamnée à en répéter les pires excès faute d'autre chose à vivre. C'est l'histoire d'un pauvre type qui rêve d'être Scarface, d'une poignée de filles qui sont prêtes à tout pour être à leur tour des girls gone wild. Tout bonnement parce que ce sont les clichés qui s'offrent à eux et qu'ils sont incapables de se concevoir en-dehors de ceux-ci. Ce n'est pas de l'idiotie, comme l'ont affirmé certains, mais bien de la tragédie; et la nuance est dévastatrice.
D'où l'authentique génie de cette mise en scène qui articule un étourdissant effet de dissonance entre les fulgurantes images de débauche débridée dont elle mitraille le spectateur et le flottement impressionniste de l'ensemble. L'atmosphère éthérée, l'onirisme halluciné contribuent en effet à instaurer progressivement une troublante impression de déréalisation. Au fur et à mesure que les boucles d'images se recoupent, que les reflets ondulants de la lumière sur l'eau instillent la sensation du rêve, tout contact avec le réel se dégrade irrémédiablement. Tant et si bien que les êtres humains en viennent à se dissoudre dans l'image, pris au piège dans cette logique de mise en scène de soi à laquelle incite la culture de la vidéo amateur. «
Just pretend it's a fucking video game! » L'idée même de morale apparaît impossible à réconcilier avec l'univers dans lequel évoluent ces exégètes de la dérive contemporaine. Mais ce qui paraît encore plus irréconciliable, c'est cette déconnexion fondamentale vis-à-vis du réel et la conception matérialiste du monde à l'origine de celle-ci.
Objet cinématographique complexe, d'une foudroyante force subversive, l'agressif
Spring Breakers s'avère une oeuvre charnière dans le parcours inégal de son auteur, qui a enfin réalisé un film à la hauteur de cette notoriété que lui avait value l'excellent
Gummo. Canalisant plus intelligemment son propre nihilisme, plaçant sa propension à la provocation au service d'un véritable discours, Harmony Korine n'a rien perdu de sa verve fêlée ou de son audace en réalisant un film un brin moins hermétique que
Trash Humpers. Par sa volonté d'épurer au maximum sa trame narrative et de réduire les dialogues à l'état de trace pour créer une expérience cinématographique essentiellement physique, il signe un film à la forme indéniablement radicale. D'où l'incompréhension à laquelle se bute déjà celui-ci, accusé à tort d'être misogyne, d'alimenter la « culture du viol » ou d'être tout simplement complaisant par certains critiques qui, visiblement, n'y ont rien pigé. Peu importe. Avec
Spring Breakers, Korine signe le premier grand film de l'année.