Il faut d'abord savoir qu'
Isao Takahata n'est pas un dessinateur. Nous lançons cette information, comme ça, en début de texte et de façon un peu impromptu, parce que nous ne voudrions surtout pas que notre lecteur fasse l'erreur de confondre l'effort cinématographique de Takahata avec celui d'
Hayao Miyazaki, l'autre grand maître qui se trouve derrière la naissance des mythiques studios Ghibli. C'est que l'un éclipse un peu toujours l'autre, et que cela devient rapidement difficile d'essayer d'expliquer qui est qui et qui fait quoi et quelles sont les différences entre les deux et etc. Takahata est un réalisateur, donc, qui a depuis longtemps choisi de faire de l'animation son matériau de prédilection – mais pas nécessairement de façon ultime ou définitive, comme nous pourrions être tentés de le penser... Ce que cela implique?
Cela implique qu'il possède une certaine distance par rapport à la nature même de l'animation, et que l'essentiel de son œuvre ne se trouve pas tant dans la signature de son esthétique qu'à travers l'éclatement des formes et des genres qu'il encourage afin de multiplier autant que possible le nombre de prises sur la « réalité » qui se trouvent à sa portée. S'il se fait parfois sage – comme dans
Grave of the Fireflies, qui n'en demeure pas moins son véritable chef-d’œuvre –, son besoin d'exploration et d’expérimentation se fait bien sentir lorsqu'il s'attaque à la prise de vue réelle (Yanagawa horiwari monogatari) ou lorsqu'il se libère entièrement (My Neighbors the Yamadas) des préceptes esthétiques qui le lie habituellement au studio qu'il a cofondé, il y a vingt-huit ans de cela.
Concentrons-nous sur le cas de ce dernier film. Sur papier, My Neighbors the Yamadas est très certainement le projet le moins stimulant sur lequel il a choisi de travailler. Rappelons qu'à la base, il s'agissait d'un comic strip qui avait été publié dans le quotidien Asahi Shinbun entre 1991 et 1993 et qui relatait le quotidien d'une famille japonaise typique en quelque quatre cases et des poussières. C'est dire tout l'effort qu'il restait à accomplir pour repenser l’œuvre en un long-métrage pertinent qui ne verrait pas seulement les différentes vignettes se succéder à un rythme effréné, mais qui les verrait aussi et surtout s'emboîter les unes aux autres de façon fluide et organique afin qu'elles se développent en une fable ludique et cohérente, transcendante, même.
Bon, il ne faut rien exagérer quand même : My Neighbors the Yamadas n'aspire pas nécessairement à la transcendance, c'est vrai. Pourtant, il y a bien quelque chose de magique qui se produit quelque part entre le début et la fin de ces chroniques familiales douce-amère. Cela a peut-être à voir avec la capacité du peuple nippon à faire preuve de résilience et à observer la vie et ses aléas avec une certaine distance émotive qui lui permet de mieux résister à la réception des coups et contrecoups de l'existence. L'impression est qu'avant tout le reste, c'était bien cette esthétique japonaise de l'existence qu'Isao Takahata projetait de mettre de l'avant à travers ce portrait banal d'une famille moyenne qu'il allait réaliser.
En ce sens, Vincent Ostria visait juste lorsqu'il avançait que les Yamada étaient quelque chose comme les « Simpson avec un supplément d'âme »
1. À bien y réfléchir, tout y est. On y parle de la famille, des difficultés de vivre en commun, des aléas du quotidien, du travail, des études, de la gestion des tâches ménagères, etc. On est, tantôt dans le registre de l'humour, tantôt dans le registre du drame, tantôt dans le registre du doux-amer... Mais ce qu'il y a de plus, au-delà de cette volonté commune de réfléchir à la place de la famille dans la société moderne, c'est cette espèce de distanciation poétique qui vient comme relativiser constamment le mineur par rapport à l'universel, le petit par rapport au grand, le « Je » par rapport au « Nous ». Les Yamada sont connectés à quelque chose de plus grand qu'eux, quelque chose qui ne serait pas nécessairement leur communauté – comme dans Les Simpson – mais plutôt le monde, l'univers, le concept même de la vie.
Ce qu'il y a de plus intéressant, c'est que cette recherche trouve aussi son écho à travers l'esthétique que Takahata choisit de mettre de l'avant, dans ses animations proprement dites. Grâce à un fin travail sur ordinateur, il a réussi à épurer jusqu'au maximum ses cadres et à rendre ses lignes les plus fines possible afin de distiller jusqu'au maximum l'essence même de ses dessins. Les lignes sont sobres, précises, virevoltantes; elles suggèrent bien plus qu'elles n'imposent. Malgré le minimalisme de l'ensemble, la fluidité de l'animation ne s'en trouve jamais amoindrie. Au contraire... Il suffit de penser à cette scène où l'on raconte, sous forme de métaphore grandiloquente et hallucinée, l'expérience du mariage, pour s'en convaincre... Encore une fois, les lignes se font souples, changeantes, mouvantes; elles se montrent prêtes à toutes les transsubstantiations afin de poursuivre jusqu'au bout leur évocation de l'impression juste. Ce n'est pas qu'une quête de mouvement; l'idée est à la fois le mouvement et sa quête : tout est compris dans tout.
Mais en d'autres temps, c'est surtout l'esthétique du comic strip qui reprend le dessus. Alors, le cadre ne s'éclate plus ou ne se transforme plus comme avant: il n'existe tout simplement plus. Il existe bien de façon théorique, évidemment, mais on ne prend plus la peine de le définir, comme on ne prend plus nécessairement la peine de détailler les décors dans lesquels les actions se situent. Parce que cela n'est pas nécessaire, parce que cela est superflu, parce que cela n'ajoute rien à l'essentiel, qui est tantôt un sourire, tantôt un air attristé, tantôt une phrase douce, et tantôt encore, une ombre fugitive qui se déplace toute seule, sous la neige qui tombe.
En un sens, « l'indéfinition » des contours de l'environnement ou des cadres est peut-être la manière la plus juste qu'a pu imaginer Takahata afin d'expliciter les flous angoissants de l'existence. Plus tôt, nous parlions de résilience... C'est peut-être cela, finalement: accepter de ne connaître qu'une infime partie des choses, c'est aussi se montrer plus sensible à ce qui nous touche directement. C'est accepter le mystère pour ce qu'il est. C'est aussi, parfois, prendre possession de ce mystère, le faire sien, afin de le faire résonner différemment, en fonction des différentes nuances de notre cœur.
C'est donc aussi retrouver sa candeur perdue, renouer avec ce rapport au monde qui était le nôtre lorsque nous étions encore enfants et que nous n'avions aucune conscience de l'inconnu, du vide ou de la peur. Chercher la beauté, rechercher le rapport originel au monde, retrouver sa candeur et sa capacité d'émerveillement face à la vie: on comprend déjà un peu mieux pourquoi Isao Takahata continue d'utiliser le cinéma d'animation pour poursuivre ses explorations sur l'âme humaine. Parce que le médium n'est jamais une fin en soi, mais plutôt un outil, un véhicule qui, toujours, vient après la lettre, comme pour servir de trait d'union entre la sensibilité de l'artiste et sa conscience universelle, comme pour servir de tremplin entre l'esprit de l'artiste et celui de son public.
1 OSTRIA, Vincent. 2001. « Mes voisins les Yamada ». http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/mes-voisins-les-yamada-3/