La première question qu'un apprenti cinéaste doit nécessairement se poser, lorsqu'il s'apprête à articuler ses premières images en un format quelconque de métrage, c'est : pourquoi? Pourquoi faire du cinéma? À cette question fondamentale, les réponses varient évidemment. Pour la majorité des cinéastes, nous serions même tentés de penser qu'il s'agit d'une question qui n'est jamais véritablement résolue. L'intuition permet des pistes de solutions, l'instinct guide dans telle ou telle autre direction... Des fragments de réflexions piochés à gauche ou à droite, un corpus de films modèles, un panthéon personnel de cinéastes favoris et une lecture transversale de toutes ces choses en fonction d'une ou deux idées de morales, et voilà, l'affaire est souvent « réglée » comme ça, à la va-vite. Il faut agir et ne pas seulement réfléchir. On veut des films comme ça parce qu'on aime les films comme ça, et c'est tout.
Peut-on s'étonner encore de découvrir des filmographies incohérentes lorsque l'on songe à toutes ces réflexions bancales qui ont certainement eu lieu quelque part et en quelque temps, et qui devraient normalement servir de pierre d'assises à toute œuvre qui se respecte? Non, c'est l'évidence, parce que nous préférons encore conserver notre capacité d'émerveillement pour les rares cinéastes qui se trouvent à l'opposé du spectre et qui, plutôt que de se satisfaire de réponses toutes faites ou définitives, continuent film après film, de s’interroger sur la raison fondamentale qui les pousse à faire du cinéma.
Réitérons-le franchement : il s'en faut de peu pour qu'une entreprise filmique relève de la totale futilité. Et malgré ce que de trop nombreux critiques ou cinéphiles continuent d'affirmer à travers des jugements encrassés par leur mauvaise foi débilitante, la question ne se joue certainement pas sur la sélection du genre ou de l’angle choisi pour attaquer le récit. Dans les faits, cela équivaut à peu près à juger d'une personne sur les vêtements qu'il porte, et quiconque se rompt à un tel exercice se place aussi fortement en danger de devenir - à son corps défendant, peut-être, mais tout de même - une victime du marché et de ses très variables effets de mode.
Il n'y a pas de noble ou de moins noble réponse que l'on puisse opposer aux questionnements fondamentaux, mais que des postures, qu'il faut après savoir défendre par des constructions et des réflexions cohérentes. Il y aura, certes, toujours des moralistes pour prétendre qu’il faut hiérarchiser le tout, mais l'histoire des idées n'appelle pas à une telle catégorisation systématique, et le temps, seul, permet de véritablement distinguer les postures les unes des autres - et pas nécessairement grâce à leur valeur profonde, mais plutôt grâce à leurs effets historiques. Mais il s'agit d'un débat complexe dans lequel nous ne nous jetterons pas de plain-pied parce que l'objectif de ce texte reste tout de même — et cela même si vous commencez à en douter sérieusement —, de parler du dernier film d'
Alain Resnais, intitulé bravement
Vous n'avez encore rien vu.
Pourquoi faire du cinéma, disions-nous. Chez Resnais – et il s'agit évidemment d'une impression toute personnelle –, faire du cinéma semble être comme une occasion toujours renouvelée d'assister au miracle de la fictionnalisation tous azimuts, certainement l'un des effets les plus déstabilisateurs et enivrants du médium qu'il a choisi d'adopter, il y a de cela trois quarts de siècle. Point de hasard à ce qu'il fût si habile à adapter le Nouveau Roman au cinéma : les structures labyrinthiques, voire structurellement infinies, de certaines de ces œuvres, et le refus apparent des conventions et des organisations traditionnelles qu’elles défendent, se mariaient à la perfection à la fascination qu'il portait et porte toujours en la capacité des spectateurs à ordonner les éléments mêmes les plus disparates en une histoire, en un récit.
Quitte à déstabiliser encore les gardiens de la bonne morale, nous ajouterions que même Nuit et Brouillard n'échappe pas à ce mouvement, qu'il puise sa force dans les mécanismes cinématographiques qu'il met en action et qu'il est ultimement condamné, comme tout objet historique, à être fictionnalisé encore et encore par des spectateurs toujours à vide d'histoires dans l'Histoire. Est-ce un drame? Au fond, nous ne saurions le déterminer clairement, puisque c'est grâce à sa capacité de fictionnalisation que l'être humain peut survivre à ce monde naturellement alogique auquel il est confiné. C'est aussi l'histoire de l'homme que de rechercher de façon absolument insatiable le réel, et d'échouer toujours. En ce sens, le cinéma est, comme tous les autres médiums, une fenêtre sur l'esprit de créateurs par ailleurs condamnés à la subjectivité et à la fiction. Le cinéma est une histoire, comme la vie des hommes.
En ce sens, cela allait pratiquement de soi qu'Alain Resnais choisisse d'adapter l'impertinent Jean Anouilh, qui lui-même adaptait les anciens à la sauce moderne, puisque cela lui permettait de tripatouiller l’œuvre de façon tout à fait légitime, de jouer avec le texte comme bon le lui semblait afin de le rendre cinématographiquement pertinent et narrativement jouissif. La réactualisation du mythe servait déjà ce dernier dessein, alors pourquoi ne pas pousser plus en avant l'expérience?
L'auteur est mort. Antoine d'Anthac (
Denis Podalydès), le célèbre auteur d'Eurydice, confie à son majordome Marcellin (Andrzej Seweryn) le soin de rapatrier quelques-uns des acteurs et actrices (
Sabine Azéma,
Anne Consigny,
Pierre Arditi,
Lambert Wilson,
Mathieu Amalric,
Michel Piccoli, et combien d'autres...) qui ont joué dans sa pièce au fil des ans afin de leur confier la charge morale de son œuvre. Une troupe d'amateurs souhaite refaire sa pièce : à eux de constater l'enregistrement de leur performance, et de déterminer s'ils le méritent.
D'abord spectateurs, les acteurs se laissent lentement (re)gagner par ces personnages qui sommeillent en eux et qui n'attendaient que cette occasion pour s'éclater de nouveau. À travers une mise en scène qui ne respecte que la nécessité émotionnelle du récit, Resnais construit son film comme le ferait un enfant avec un château de cartes. La fascination du jeu se trouve au cœur de l’œuvre. Un peu comme dans son célèbre diptyque Smoking/No Smoking, l'épure se trouve aussi au centre de l'expérience. Au diable les décors grandioses, les lieux naturalistes et les faux-semblants de vérité. Ici, la fiction apparaît autrement que par ses constants renvois à la réalité, elle s’échafaude dans un espace imaginaire où se retrouvent toutes les vérités, et où le cinéaste et le spectateur se retrouvent complices de la récollection du récit. Le chaos apparent n’en est pas un : quelque part, au travers du brouillard, se trouve un texte fragmenté, qu’il faut s’essayer à recoller pour comprendre.
Comme dans certaines œuvres d'Anouilh, les mises en abîmes se succèdent, l'histoire s'écrit en diagonal, par ellipses, par soubresauts, et quelque part, à la fin, comme par miracle, se trouve une fiction hautement satisfaisante, énergique et énergisante, qui se construit par la déconstruction et se savoure totalement par la reconstruction. Vous n'avez encore rien vu, cela est entendu : les textes ne sont pas définitifs, ils évoluent avec le temps et se transforment, subissent le sort commun de l'interprétation ou de la réinterprétation, ils se cambrent pour se mouler parfaitement aux époques et à ses préoccupations… Les acteurs passent, meurent et se succèdent, les cinéastes et les films aussi, mais les histoires restent; celles-là, seules, restent véritablement vivantes, à condition qu'elles intéressent suffisamment l'Histoire pour subir l'épreuve ni triste, ni nécessairement souhaitable, mais absolument incontournable, du temps, de la réécriture, de la fictionnalisation, de la survivance. C'est comme ça.