DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Argo (2012)
Ben Affleck

Scénario digne d'Hollywood

Par Jean-François Vandeuren
La majorité des acteurs s’étant un jour risqués à la réalisation l’auront fait de manière assez discrète en portant à l’écran des récits beaucoup moins agités, voire beaucoup plus « humains », cherchant généralement à mettre en valeur les prouesses dramatiques de leurs interprètes avant toutes autres considérations esthétiques. Pur produit d’un système hollywoodien qui lui aura été aussi profitable que nuisible en raison de choix de rôles souvent discutables et d’une relation amoureuse qui aura été largement médiatisée, il n’est pas si surprenant que le passage de Ben Affleck derrière la caméra ait mené à des productions beaucoup plus ambitieuses sur le plan du spectacle. Là où ce dernier aura pris tout le monde par surprise, c’est en émergeant de cette expérience comme un réalisateur tout à fait compétent voué à une carrière des plus prometteuses, et semblant surtout avoir un bien meilleur flair pour les projets qu’il désire mettre en scène que pour ceux auxquels il aura accepté de participer durant plus d’une décennie passée sous les projecteurs. Un étonnement qui aura évidemment découlé de l’idée préconçue que nous pouvions avoir de la star, elle qui, avec ce troisième long métrage à titre de réalisateur, vient de dissiper tous les doutes et de confirmer sa place parmi les cinéastes à prendre définitivement au sérieux. Ainsi, après avoir adapté avec succès les écrits du populaire romancier Dennis Lehane et livré l’une des histoires de braquage les plus captivantes de mémoire récente, Affleck aura de nouveau augmenté les enjeux en s’associant à George Clooney - dont les essais à la réalisation auront également été couronnés de succès - pour livrer une oeuvre plus politique et significative, et certainement sa plus réussie à ce jour.

Basé sur la véritable histoire derrière l’une des missions gouvernementales les plus invraisemblables et audacieuses du dernier siècle, Argo nous ramène en 1979 au moment où l’ambassade américaine de Téhéran est envahie par des manifestants réclamant le retour en Iran du chah Mohammad Reza Pahlavi - exilé avec l’aide des États-Unis - afin que celui-ci puisse être jugé pour ses politiques par le peuple qui en aura le plus souffert. Durant les débordements, six diplomates parviennent à prendre la fuite avant d’être recueillis et cachés dans la résidence personnelle de l’ambassadeur canadien Ken Taylor (Victor Garber). Les mois passent sans que le gouvernement américain ne sache trop comment sortir ses employés de cette pénible situation avant que les autorités iraniennes ne prennent conscience de leur disparition. Comme une intervention musclée pourrait engendrer de graves conséquences sur le plan diplomatique, l’agent de la CIA Tony Mendez (Affleck), un spécialiste de ce type d’opérations, aura l’idée de sortir les six hommes et femmes du pays incognito en les faisant passer pour les membres d’une équipe de tournage canadienne venue à Téhéran pour faire du repérage en vue du tournage d’un film de science-fiction digne de Flash Gordon. Mendez sera alors épaulé par le célèbre maquilleur John Chambers (John Goodman) et le producteur Lester Siegel (Alan Arkin), qui l’aideront à rendre l’entreprise légitime aux yeux du grand public, et des hautes instances iraniennes par la même occasion. Arrivé à Téhéran, Mendez découvrira toutefois que cette mission, que plusieurs considéraient déjà être du suicide, ne sera effectivement pas si facile à accomplir. Là où Affleck tirera particulièrement son épingle du jeu, c’est en réussissant à unir toutes les trames de son intrigue par l’entremise de mécaniques scénaristiques aussi précises que diversifiées, alliant ainsi drame, suspense et comédie d’une manière aussi efficace que pertinente.

C’est donc avec une rigueur extrême qu’Affleck sera parvenu à traiter d’une situation aussi sérieuse et délicate tout en se permettant de porter un regard plus léger et humoristique, mais tout de même incisif, sur les dessous d’Hollywood. Un aspect que le scénariste Chris Terrio imposera surtout par l’entremise de la nature de ses personnages californiens et de quelques répliques aussi habiles qu’absolument hilarantes. Autrement, le réalisateur supporte allègrement le rythme propre au thriller politique des années 70, dont il extirpe brillamment l’essence sur le plan de la forme comme du fond grâce à la teneur et à l’enchaînement des dialogues ainsi qu’à l’atmosphère généralement agitée dans laquelle baignent ses séquences clés. Affleck et ses acolytes nous donneront d’ailleurs souvent l’impression d’avoir affaire à un film datant de cette époque phare du genre. Que l’on pense à cette entrée en matière par le biais de l’ancien logo rouge, noir et blanc de la Warner, aux décors, costumes et maquillages parfaitement recréés, au grain pesant de la pellicule ou à la saturation des couleurs, l’illusion est tout simplement parfaite. Affleck révélera également tout le méthodisme de sa démarche à travers la progression de son intrigue - marquant notamment le passage du temps en soulignant subtilement le ralentissement de la couverture médiatique de la crise au profit d’autres sujets plus bouillants - ainsi qu’une grande attention aux détails. Comme dans ses deux précédents opus, l’Américain fait de nouveau part avec Argo d’un savoir-faire des plus réjouissants pour ce qui est de l’orchestration de moments de suspense à couper le souffle, parvenant à élever la tension à un niveau particulièrement élevé en ne faisant pourtant qu’un minimum de vagues, menant minutieusement sa mise en scène en ne cherchant jamais à en faire trop sur le plan stylistique ou dramatique.

Le même constat peut être livré quant au travail d’Affleck à titre d’interprète s’exécutant sous sa propre supervision. L’acteur y va ici d’une performance on ne peut plus convaincante tout en sachant faire preuve de retenue pour éviter que lui ou son personnage n’en viennent à faire de l’ombre au reste de la distribution ou à la mise en situation comme telle, témoignant d’une compréhension pour le moins exceptionnelle des deux champs d’expertise que l’artiste devait diriger, et surtout jumeler. Ce dernier se sera d’ailleurs retrouvé avec une distribution des plus imposantes entre les mains réunissant les John Goodman, Alan Arkin et Bryan Cranston dans des rôles que ces derniers campent tous avec une intensité exemplaire. L’histoire derrière Argo se sera évidemment déroulée durant une période où le cinéma et la télévision tentaient de surfer sur la popularité sans précédent dont jouissait la science-fiction suite à la sortie du Star Wars de George Lucas. Et de bien des façons, la mission de Tony Mendez se sera voulue une célébration des scénarios les plus farfelus et impensables ayant été imaginés et qui auront fini ici par infiltrer la réalité. Bref, une glorification de l’expression « c’est assez insensé pour que ça fonctionne ». Gagner la confiance des membres d’une bureaucratie par le biais d’une imposante mascarade et de quelques bouts de papiers paraissant officiels deviendra alors comparable à courtiser celle que doit entretenir le public avec le spectacle défilant sous ses yeux. C’est donc en comprenant les rouages de la fiction et la relation qu’elle entretient avec la réalité que Ben Affleck aura su livrer une oeuvre aussi équilibrée - et étrangement d’actualité - que divertissante, et ce, en n’amenuisant jamais la teneur du drame comme de l’exploit dont il fait état.
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Critique publiée le 14 octobre 2012.