Beaucoup de bruit pour rien
Par
Louis Filiatrault
Pearl Harbor est l'un de ces quelques films populaires produits au cours de la dernière décennie dont la médiocrité aberrante semble faire l'objet d'un certain consensus. Il correspond au moment où le réalisateur Michael Bay, accompagné de ses méthodes jouissives mais discutables, se fait attribuer les clés d'une véritable cour des grands de Hollywood, à savoir l'Histoire avec un grand H, ou plutôt à cette tradition typiquement américaine que représente l'hommage militaire. Certes, on pourrait nous poser la question: « peut-on vraiment s'opposer à ce qu'une communauté culturelle mette en représentation son patrimoine afin d'éduquer ou de méditer à son sujet? ». Mais par sa manière à la fois paradoxale et parfaitement logique (dans le sens où cela sert ses intérêts) de contribuer aussi peu (pour ne pas dire aucunement) à la discussion des enjeux militaires, d'entretenir aveuglément un suprématisme cupide, sans autre ambition que de reconstituer ses « victoires » afin de mieux les perpétuer, Pearl Harbor fait figure d'arrogance exemplaire.
Danny Walker et Rafe McCawley, deux amis d'enfance malgré leurs différences, deviennent pilotes pour l'Armée américaine et font la rencontre, lors de leur entraînement, de l'infirmière Evelyn Johnson. Après un bref idylle entre lui et la belle jeune femme, Rafe est envoyé en mission spéciale et déclaré mort. Bien évidemment, Danny, désirant consoler la bien-aimée de son ami, s'en rapproche et découvre à son tour l'amour. C'est alors que (!) Rafe refait surface et fait éclater la rivalité entre ces deux hommes que l'alphabétisme et la virilité séparent. Forcés à se réconcilier lors de l'attaque de Pearl Harbor (atterrissant comme un cheveu sur la soupe de cette histoire de la plus haute importance), Walker et McCawley prendront part aux premières opérations de riposte rapide envers le Japon, exacerbant ainsi l'héroïsme qui leur est fondamental. Décidément fâcheuse, la guerre survient au moment inopportun pour ces jeunes âmes innocentes qui ne demandaient qu'à profiter de la vie. Mais maintenant qu'elle est déclarée, il faut bien quelqu'un pour faire le ménage...
Dans Pearl Harbor, Michael Bay complémente sa surcharge caractéristique, dans laquelle il a l'occasion de se complaire au cours de pétaradantes séquences de destruction, d'une stratégie de séduction populaire indispensable à l'opération d'escamotage et de manipulation idéologique en laquelle consiste le film. Par la légèreté de son exposition en tant que film d'amour, Pearl Harbor, initialement, divertit au sens le plus primitif. Il divertit. C'est-à-dire qu'il détourne l'attention. Pendant au moins une heure, le film évite systématiquement toute discussion soutenue de la guerre qui, subrepticement, se prépare, se limitant à de brèves vignettes - que l'on pourrait presque qualifier de clins d'oeil - auprès des dirigeants japonais et dans les bureaux du président Roosevelt (Jon Voight, méconnaissable, qui d'ailleurs manque de conviction). En parallèle sont glissées ça et là une multitude d'observations servant avant tout à ennoblir les protagonistes ainsi que le caractère du conflit imminent. Si bien que lorsque vient le moment de passer à l'attaque, Pearl Harbor, ayant pratiqué l'obscurantisme le plus total, révèle une bonne fois pour toutes le caractère éminemment superficiel de son artifice déjà numérique, se bute à sa conception étroite de la reconstitution historique et ne fait que clarifier le sens de l'expression: « Beaucoup de bruit pour rien. »
Nous aurions affaire à un produit épique passable, ne serait-ce que par sa mise en scène, si les problèmes s'arrêtaient là. Mais l'audace de Pearl Harbor est de transformer, sans aucune forme de nuance, un moment de faiblesse bien réel en récit de victoire imaginaire et absurde. Sa thèse veut que le siège de la base militaire ait été le dernier échec, toutes catégories confondues, enduré par les États-Unis au cours de leur histoire (« After it, there was nothing but victory », déclame un carton). Récit, certes, de résistance et de courage, son aspect le plus méprisable s'avère l'hostilité révoltante se traduisant dans les violences, les vengeances bouillonnantes, « justifiées » par l'attitude «sournoise» des Japonais. Pour un film qui charmait d'abord par ses marivaudages, Pearl Harbor semble subitement bien préoccupé par les enjeux de politique étrangère, et ce uniquement lorsque sa fierté et sa « liberté » sont en jeu. Pamphlet unidirectionnel dont la naïveté n'égale que la colère enfouie, il s'agit d'un objet pollué au véritable potentiel dangereux.
Les seuls succès du film, et encore sont-ils bien modestes, résident bien sûr dans sa mise en scène. Avec l'habileté technique qu'on lui connaît, Michael Bay s'inscrit dans la lignée des maîtres de la forme épique hollywoodienne et orchestre son hommage, aussi tapageur soit-il, avec un sens pictural indéniable. Sa direction d'acteurs n'est pas aussi heureuse: Ben Affleck finit par s'empêtrer dans ses affectations sudistes forcées, tandis que Josh Hartnett, dans son style personnel de fragilité masculine, se débrouille tant bien que mal avec un texte mal léché tranchant les émotions en portions vulgaires. De son côté, la ravissante Kate Beckinsale joue sensiblement un personnage à qui il n'est attribué, cela devient clair, aucune forme de profondeur. La distribution de soutien est uniformément excellente, faisant spécialement ressortir du lot le toujours superbe acteur écossais Ewen Bremner, et le mouvement d'ensemble est dynamique et coloré, avant de devenir confus et lourdaud dans la dernière partie.
En fait, c'est au même rythme auquel se désagrège la qualité de sa forme que le fond de Pearl Harbor s'avilit et sombre dans des abysses de stupidité que peu d'institutions savent mieux arpenter que les gros canons hollywoodiens. Présenté comme une simple « commémoration », il s'agit d'un cas éloquent où l'impérialisme américain, filtré au travers de mécanismes déficients, trouve le moyen de mal passer. Plutôt que de n'y voir qu'une perte de temps, on peut choisir de profiter de son visionnement pour mieux comprendre tout ce qui cloche avec la fiction américaine à grand déploiement, et d'en sortir, bien que d'une autre manière que celle souhaitée par le film, triomphant à sa façon. On peut donc sans hésiter parler de Pearl Harbor comme d'un objet aussi infect qu'incontournable...
Critique publiée le 7 janvier 2008.