Ils ne veulent pas de cet avenir qu'on leur promet, hurlent haut et fort leur désenchantement, leur ennui… Oui, voilà: le Japon les ennuie, son fameux éveil économique ne les intéresse pas et, faute de mieux, ils commandent en anglais des cocktails qui font rêver à l'Amérique et à ses vedettes de cinéma. Ils tournent en rond, jouent les princes déchus et cultivent leur révolte sans but précis, sans espoir. Satisfaits d'être insatisfaits, ils roulent en voiture de luxe, squattent la villa familiale et errent des journées entières sur leurs bateaux, pour passer le temps.
On pourrait croire, à l'instar des censeurs japonais de l'époque, que Passions juvéniles glorifie le mode de vie indolent de ses rebelles sans cause. Ou, au contraire, s'imaginer qu'il critique de manière réactionnaire leur insouciance trop fière. Or, il n'en est rien. Ce n'est ni l'un, ni l'autre et c'est bien mieux ainsi. Le film aime trop ses jeunes protagonistes pour les abandonner à leur triste sort et, ne les comprenant que trop bien, refuse de condamner leur indifférence. Ils sont jeunes, voilà tout, et le monde qui s'offre à eux n'a rien de bien réjouissant à leur proposer sinon cette fuite qu'ils choisissent sans hésitation.
Il y a bien l'amour, certes; et celui-ci n'attend pas que la première scène du film soit terminée pour s'immiscer dans le récit. Il est du genre coup de foudre, déraisonnable et passionné. Le garçon (
Masahiko Tsugawa) n'aperçoit que brièvement la fille (
Mie Kitahara) et, déjà, parle d'elle avec enthousiasme à son grand frère (
Yujiro Ishihara) – qui, pour sa part, ne peut que faire comme s'il en avait vu d'autres. Mais des comme ça, il n'en a jamais vraiment rencontré et, bientôt, les deux frères amoureux deviendront rivaux bien malgré eux.
Sauf que la jeune fille n'a d'innocentes que les apparences. À vingt ans, elle est déjà mariée à un Américain d'âge mûr, de toute évidence aisé. On ne sait trop pourquoi, on ne sait trop comment mais ça n'a pas d'importance, l'important c'est qu'elle le soit et que ça complique les choses encore plus. Un triangle amoureux, c'était déjà bien assez d'ennuis pour un seul film.
Or ce mari américain, qu'elle n'aime visiblement pas de toute façon, complète en fait à merveille le portrait. Il symbolise après tout parfaitement cet occupant étranger dont les cinéastes de la Nikkatsu se feront tous un devoir de critiquer la présence inopportune dans le décor. On a beau associer l'Amérique au jazz et à la liberté, ce n'est après tout pas une raison pour tolérer qu'elle nous envahisse.
Évidemment, tout cela finira très mal puisque la jalousie et le désespoir ne font pas en général bon ménage. Le grand frère cynique tente de piquer sa conquête au cadet naïf qui, lorsqu'il découvre la trahison, devient si enragé qu'il tue dans un élan de folie les deux êtres qu'il aime le plus au monde. La caméra reste fixe tandis qu'il fuit vers l'horizon, le mot « fin » s'inscrivant à l'écran sans trop que l'on sache vers quoi peut maintenant s'enfuir le jeune homme. Vers le néant, se dit-on tandis que l'image s'efface au noir une bonne fois pour toute.
Mais en arrière-plan de cette nihiliste histoire d'amour, la vie bat encore son plein – pour le plus grand plaisir de la caméra de Ko Nakahira, qui refuse de résumer cette jeunesse à ses drames. On serait au contraire tenté de dire que le drame est l'arrière-plan et que le véritable sujet du film, ce qui fait qu'il reste si vibrant près de soixante ans après sa sortie, ce sont tous ces détails qui en font un authentique « film de jeunesse », jouissif et insolent. Comme cette scène de séduction où Ishihara et ses comparses abordent trois jeunes femmes dans un club, chorégraphie synchronisée jusqu'au moindre geste qui aura bien évidemment l'effet escompté.
Le style, cette imprévisible donnée dont on ne sait trop comment traiter, sinon que l'on sait quand un film en a et quand inversement il en est cruellement dépourvu, Passions juvéniles en déborde. Mais il émane d'abord de la présence magnétique, charismatique, de Yujiro Ishihara. En passe de devenir grâce à ce rôle la plus grande vedette de la Nikkatsu, il invente pratiquement d'un seul coup l'archétype de la star du studio lorsqu'il chante, accompagné d'un simple ukulele, une mélodie romantique aux accents hawaïens qui deviendra au Japon un véritable succès populaire. Après lui, même les gangsters devront apprendre à chanter.
Une audace à la fois, ce sont toutes les règles de l'âge d'or de la Nikkatsu qu'écrit ainsi le film de Nakahira. Les thèmes, l'esthétique, la formule : tout y est tracé, les grandes lignes comme les petites, d'une manière si simple qu'on en vient presque à oublier qu'à sa façon,
Passions juvéniles est le manifeste d'un nouveau cinéma japonais, qu'au même titre que
Les 400 coups ou
À bout de souffle il fait table rase de tout ce qui a pu précéder. Mais cette nonchalance, cette insouciance toute naturelle, c'est justement ce qui fait le charme irrésistible de sa révolte.