« Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance », nous dit le premier écriteau d’une oeuvre qui n’en comporte que deux et qui aura recours à l’image fixe, au photogramme, à la photo, pour exprimer les vertiges d’un homme du passé, du présent et du futur. Or,
La jetée contient plus de cinéma que bien des films en entier - rappelons que celui-ci ne fait que vingt-six minutes - pour la simple et bonne raison qu’il disserte sur la mémoire de l’image comme image de mémoire : la mémoire gravée dans l’image, celle-ci n’est peut-être que la seule véritable trace du temps. Sa structure alternant d’un temps à l’autre sans les complexes d’usage,
Chris Marker parvient à tisser un paradoxe temporel, une situation cyclique dans laquelle nous nous enfonçons; l’homme marqué par une image de son enfance a été marqué par l’image de sa propre mort, le souvenir pas encore arrivé d’un présent déjà dépassé.
Il y a d’abord cette femme, mythique dans l’histoire du cinéma. Son visage, seul souvenir d’un temps de paix précédant une Troisième Guerre mondiale, est d’une ambivalence parfaite : douleur et douceur, inquiétude et quiétude, son visage évoque à la fois le bonheur de retrouver le voyageur du temps et l’horreur de le voir s’écrouler; Marker photographie l’instant même où le cerveau se renverse, où la vie devient mort et où la conscience hurle subitement de l’intérieur. Ce voyageur qui se perdait dans les époques était catapulté par des scientifiques (d’un pénitencier qui l’emprisonna dès le lendemain de la destruction de Paris) qui espéraient le voir revenir avec des images du futur. La structure sera reprise par
Terry Gilliam dans
Twelve Monkeys, extrapolée comme une fantaisie de science-fiction post-apocalyptique flirtant avec le thriller.
Par contre, chez Marker, nulle fantaisie ne subsiste. La fin du monde n’est pas une borne chronologique qu’on précède ou à laquelle on succède. Elle est là, perpétuelle : le monde est en constante fin du monde. Plus encore que
Twelve Monkeys,
La jetée est même le film de science-fiction le plus pur qui soit, l’apothéose de la science chimique du cinéma - capter la lumière pour la reprojeter - et de sa fiction - agencer des images pour raconter un récit. Film sur les capacités techniques et poétiques du médium,
La jetée refuse les soudures du fantastique ou de la tragédie. C’est un film clinique d’une précision vertigineuse : image de statue au nez fracturé, image d’un prisonnier s’éveillant tranquillement, du voyageur s’écroulant, le recours au photo reportage exige de Marker la maîtrise la plus totale du montage, de la composition et du sens de l’espace. Moins qu’un film à plans,
La jetée est un film à images où aucune d’entre elles n’a le luxe d’être superfétatoire. Il n’y a là rien d’insignifiant.
Au contraire, tout est signifiant.
Dans chacun des plans, on en revient toujours à cette image d’enfance qui marque l’homme… Que s’est-il donc passé entre cette enfance et cette maturité? Dans sa complétude d’homme, lorsqu’il fait volteface dans le voyage temporel, qu’a-t-il vu lorsqu’il a regardé - la formule est clichée, mais pour une fois exacte - sa vie se dérouler devant lui? « Rien ne distingue les souvenirs des autres moments. Ce n'est que plus tard qu'ils se font reconnaître à leurs cicatrices », nous dit la voix calme d’un narrateur comprenant l’incompréhensible situation d’un enfant témoin de sa mort d’homme. Marker ouvre l’espace, superpose deux dimensions temporelles et les tourne en torsade - celle du
Vertigo d’Hitchcock, son film fétiche dont il reprend même le motif de la coiffure en spirale - dans une structure faite de réminiscences créatrices de fiction et de détails minutieusement agencés. Rêvant un temps pour s’y intégrer, le souvenir de paix du prisonnier lui permet de revivre cette époque disparue jusqu’à se perdre dans le souvenir. « Non, tu n’as rien vu d’Hiroshima », murmurait le Japonais à la Française dans
Hiroshima mon amour d’Alain Resnais : c’est dans l’image du souvenir que se tient l’expérience sensible... et l’Histoire.
Arrivant du présent, le voyageur finit toujours par y retomber, à bout de force. On lui enlève le dispositif qui lui permet le voyage, cette paire de coussinets blancs qui semblent lui électrifier le cerveau à partir des yeux - les souvenirs passent définitivement par la vue - et c’est l’inquiétude de ne plus revoir la femme de ses souvenirs qui revient le hanter. Est-ce qu’il vit au présent? Au passé? La retrouvant lors de moments toujours différents, il en vient à se demander dans quel passé est-il en train de plonger : se rêve-t-il aux côtés de la femme parce qu’il se rappelle d’un visage aperçu au bout de la jetée de l’aéroport d’Orly? Aurait-il vraiment vécu cette idylle?
La jetée pose la question du rêve, du souvenir et, en fait, de l’hallucination et de l’impression de déjà-vu. Où se situe le rêve par rapport au souvenir? Comment les souvenirs en viennent-ils à constituer nos rêves et comment les rêves, en se décomposant, s’immiscent-ils à la place des souvenirs? « Il ne sait jamais s’il se dirige vers elle, s’il est dirigé, s’il invente ou s’il rêve », nous dit-on. Et puis là, voilà que dans un lit, la femme ouvre la bouche, respire et semble même lui murmurer un mot doux. Parvenu au sommet de la reconstitution, au bout de la jouissance du souvenir, il la voit s'éveiller. Elle aussi était en proie à ce monde de rêves et de souvenirs, à sa jetée. La concordance de leur état mutuel de rêveurs éveillés semble remplir l'écran d'assez d'images immobiles pour faire de l'image mobile. Les photogrammes ne sont plus des photos déposées au gramme près sur la continuité du film, mais bien un bout de pellicule continue, rare et unique instant de mobilité, de souvenir
complet.
Terminés les fragments, voilà l’assemblage de ce qui restera, probablement, le seul moment d’espoir d’un homme dont le présent est celui d’un condamné. Entre le rêve et le souvenir, le dilemme nous ramène à la question des origines de l’image, de la composition minérale de l’image mentale (de quoi est-elle composée exactement? Qu’elle est la puissance du souvenir?) Lorsqu’il plonge dans le futur (l’occasion d’une apparition furtive du photographe William Klein) et qu’il saisit que « puisque l’humanité avait survécu, elle ne pouvait pas refuser à son propre passé les moyens de sa survie », le voyageur comprend soudainement que ce qu’on appelle le destin, en fait, se déguise dans notre appréhension de l’Histoire intimement liée à nos souvenirs passés et à nos souvenirs en devenir. Le présent étant toujours de l’ordre du passé (aussitôt qu’il est là, il s’est déjà écoulé), la fiction de Marker, toute racontée à l’imparfait, conserve néanmoins la lourdeur du présent qui enfonce chacun des plans dans un sentiment d’inéluctabilité délirant.
S’élançant finalement sur la jetée, rattrapé par un gardien du temps, le voyageur meurt pour s’être jeté dans les abîmes du temps. Le souvenir et le vertige des rêves sont le lieu de la seule immortalité possible - l’immortalité de cet homme qui fut enfant, c’est bien l’instant où cette femme le regarde vingt-quatre fois par seconde - et c’est à la déconstruction de cet état d’éternité qu’a toujours travaillé Chris Marker. Qu’il l’ait compris, plus que tous les autres, a aujourd’hui quelque chose de rassurant.