DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Tokyo Story (1953)
Yasujirō Ozu

En équilibre vers la perfection

Par Mathieu Li-Goyette
Première œuvre du réalisateur à être marginalement exportée en dehors du Japon, il s'agit aussi de la plus connue, de celle ayant touché et influencé le plus grand nombre de disciples spirituels. De Wenders à Hou Hsiao-Hsien, la filiation qu’on lui attribut est celle d’avoir insufflé au quotidien les traces de sa temporalité. Derrière chaque geste se cache un temps défini, chaque parole se compte en secondes et la grande horloge Ozu entame le décompte de ces microactions tenues à l’intérieur d’un macrocosme familial étendu sur trois générations. Deux grands-parents, Shikishi (Chishû Ryû) et Tomi (Chieko Higashiyama), vont à Tokyo rendre visite à leurs enfants et petits-enfants avant de retourner à leur village. Sur le chemin du retour, après avoir fait quelques escales, la grand-mère, essoufflée par le trajet mais surtout par la vie pesant sur son corps, meurt en laissant derrière elle son époux et sa progéniture. Ses enfants s’arracheront l’héritage entre eux avant de retourner rapidement dans leurs cités respectives, abandonnant Shikishi à la merci du seul compagnon qui lui reste : le temps.
 
À travers cette odyssée familiale de retrouvailles et de séparations, Noriko (Setsuko Hara, interprétant Noriko pour une troisième fois) se distinguera des enfants biologiques. N’ayant d'autres liens que celui de son mari, fils des aïeux décédés au combat, elle constitue l’enjeu du film; les grands-parents étant en fin de parcours, leur présence n’est que le révélateur du trouble de leurs enfants. Le fin index d’Ozu nous pointe Shikishi et Tomi rencontrant un triste destin, mais quittant dans la sérénité une vie bien remplie. Si Shikishi, blaguant dès le lendemain sur la mort de sa compagne, se permet une libération aussi précoce du deuil, c'est qu'il vivait d’ores et déjà pour ses enfants. Sa femme était son alliée au cours de cette précieuse mission dont ils vont vérifier les résultats par cet ultime voyage. 
 
Ange gardien du père, Noriko vit elle aussi dans un altruisme convaincu, saisissant que le sacrifice au service d'autrui vaut toujours mieux que l’égoïsme. Elle est la fille spirituelle de Tomi et, contrairement au reste des enfants biologiques, défait l’idéal familial et impose celui du maître-disciple dont elle hérite de la montre, symbole du temps, mais surtout du celui s’accrochant au poignet de son porteur. Transmise de mère en fille, cette montre est un gage de sage conscience et de générosité; car être généreux, c’est passer une grande partie de son temps au service d’autrui. L’essentiel n’est pas viscéral ou instinctif, mais bien réflexif et la communion avec soi et l’entourage demeure la clé de la maturité et de la bonne vieillesse pour le scribe Ozu. L’ingratitude de la progéniture n’irrite cependant jamais les parents qui, lors d’une dure nuit troublée par une fête trop festive au rez-de-chaussée chez leurs enfants, préfèreront taire leurs plaintes et discuter de l’état de leur descendance. Seul objectif du voyage : s’assurer de leur bonheur.
 
Voyage à Tokyo obéit à l’idéal zen d'Ozu de laisser couler le quotidien, le présentant tel une forme de lucidité inégalable. Fleuve se déversant jusqu’à la capitale puis s’éloignant de son delta pour retourner à sa source mère, le voyage des grands-parents se veut un aller-retour dans lequel la marche du point A à B puis de B à A créera tout le sens du film : la famille décomposée se réunira et se séparera de nouveau à la mort de Tomi. Il y a ceux qui ont été éduqués et amenés à travailler dans un Japon traditionnel, puis ceux qui ont été éduqués dans un Japon de l’occupation où le chacun-pour-soi américain a bousculé le collectivisme japonais. 
 
À l’impossible impression de ne jamais être en mesure de plaire à tous se succède le désir de s’approprier le meilleur du monde (« Pourquoi leur achètes-tu de tels gâteaux, il y en a des moins coûteux. Ils sont bien âgés et nous aurions ainsi pu économiser », dit l’une des filles en sourdine). Mettant fin au cycle des allers-retours ingrats entre Tokyo et le village natal, la mort de Tomi dévoile le schéma quotidien composé de répétitions. Pour instaurer dans ces lieux le récit, Ozu a régulièrement recours à un montage fait de respirations qui préfère donner aux natures mortes du film (les objets, les pièces vides, la végétation, l’architecture) un pourcentage respectable du temps-écran. Ainsi, il débute et clôt ses séquences grâce à de petits haïkus visuels, minuscules poèmes minimalistes de sons et de lumière visant à rendre à la vie le rythme de son souffle.
 
Mais qui dit souffle dit aussi manque d’air, et si nous avons déjà parlé ici et ailleurs du système binaire choyé par le cinéaste, la mort de Tomi se veut l’extrême conclusion d’une série d'oeuvres d’après-guerre le précédant dont la finalité commune s’avérait être le mariage (Printemps tardif, Été précoce). Et curieusement, la grand-mère mourra dans une ellipse sans avoir le métrage de film nécessaire à prononcer ses dernières volontés ou son dernier soupir. Sereine dans une séquence, faisant le point avec son mari sur leur voyage, elle conclut que leurs enfants ont changé et que leurs petits-enfants leur ressembleront encore moins. Tomi sourit tout de même en prononçant ces derniers mots, avant que l’ellipse faucheuse ne vienne lui prendre sa vie. 
 
Ozu ne la filmera pas non plus tomber malade, car ses protagonistes ne sont pas mouvance, mais bien état des choses. Toujours « être » plutôt que « paraître », ils basent leur légitimité filmique (celle d’un personnage voulant se faire respecter par le film et son spectateur) sur une présentation immuable de leur psychologie et de leur passé. Tout se voit clairement défini, nul mensonge ne les garnit, et les dialogues prononcés communiquent sans fioritures leurs sentiments. Même remercié par le père pour avoir pris soin de sa défunte femme, Noriko avouera ses torts et sa tristesse : malheureuse depuis la mort de son mari, elle refuse de tourner la page, elle stagne sous prétexte qu’elle doit répondre à la générosité de ses beaux-parents. Devrait-elle être aussi généreuse et se donner corps et âme à un nouvel amant pour de nouveaux enfants dans un nouveau Japon? 
 
Un des enfants dit à deux reprises durant le film que l’on se doit de bien servir ses parents le temps qu’ils vivent puisqu’une fois dans l’au-delà, nous ne pourrons plus les choyer. Conclusion simple si elle est survolée, il s'agit d'un dogme spirituel à répéter sans cesse pour Ozu. Mais devant la modernité du monde de l’après-guerre, c’est néanmoins à une impasse que se butent ses personnages. Encore et toujours chez lui, cette modernité et cette marche inéluctable du temps happe au détour et oblige Noriko à soupirer : « La vie est un désappointement ». Désappointement ne signifiant pas non plus défaite ou obscurité, il est, encore et toujours, synonyme d'une tension créée par Ozu dans le but d’équilibrer les contradictions du monde dans une réalité en constante demande de perfectionnement, une réalité contemporaine qui, constamment, est le reflet de notre condition humaine. 
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Critique publiée le 22 août 2012.