DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Samurai I: Musashi Miyamoto (1954)
Hiroshi Inagaki

Les vieilles pantoufles de l'héroïsme

Par Mathieu Li-Goyette
Si, à la (re)découverte du premier volet de la trilogie d'Inagaki il vous viendrait le soupçon de ne revoir là que des images déjà vues, des histoires déjà contées, c'est peut-être que peu de films contiennent à la fois autant d'universalité et d'héroïsme que ceux-ci. Loin d'être la parabole d'une condition du samouraï au temps de l'ère Edo, ce trio d’œuvres plus ou moins égales est une aventure, une épopée cadencée au rythme des triomphes et des efforts surhumains criés par Musashi péripétie après péripétie (Toshiro Mifune incarne le mythique guerrier). Paysan fonceur, il convaincra même son acolyte (Rentaro Mikuni) de le suivre dans cette folle idée : devenir samouraï, faire la guerre et revenir au village avec les honneurs de la victoire.
 
Adapté du roman-fleuve d'Eiji Yoshikawa, ce premier épisode mène Musashi jusqu'à sa première défaite sur un champ de bataille pour le catapulter ensuite chez de pauvres cultivateurs qui sauront l'accueillir, lui et son ami. Suite aux menaces d'invasion d'un clan de bandits non loin de là, le samouraï en devenir risquera sa vie pour protéger celle de ses hôtes indignes de son sacrifice – le premier acte héroïque de la légende du sabre. Générosité qui se donne au suivant, l'humanisme du personnage d'Inagaki n'est évidemment pas sans rappeler celui de Kurosawa, réalisateur vedette de la Toho qui monopolisa la majeure partie de l'attention internationale à l'époque. En effet, Inagaki sera confiné au rôle de second violon du studio et s'en tirera avec une seule gloire, celle d'un Oscar remporté à la dérobé pour cette œuvre dans une année où le cinéma japonais était autrement plus original (Les septs samouraïs de Kurosawa, L'intendant Sansho de Mizoguchi).
 
La plus grande force de ce cinéaste aujourd'hui méconnu et qui aurait mérité pourtant bien meilleur sort, c'est sa capacité impressionnante à compacter toute l'émotion d'une scène en un unique plan. Extrêmement mobile, sa caméra y va de travellings rapides, latéraux comme circulaires, pour restituer à l'unité d'action et de temps sa fonction émotive; Inagaki écrit à très gros traits des poèmes aux rimes riches qui auraient bénéficié d'un peu plus de finesse, mais dont le résultat, toujours au rendez-vous, l'excuse des facilités qu'il adopte. Ses plans, parmi les plus magnifiques du cinéma japonais, entourent des combats ambitieux où Mifune, quelques années avant son rôle de garde du corps chez Kurosawa, affronte déjà des masses effrayantes d'adversaires. Les plaines venteuses deviennent le lieu d'une danse en sandales où les hommes se confondent aux hautes herbes. Ils tourbillonnent, Mifune leur servant de centre d'attraction, puis eux servant à Mifune d'astres pour tourner telle une lune enragée. La valse des coups s'accélère, le soleil se couche, les teintes changent et les éclairages procurent à ces nombreuses fresques éparpillées à travers la trilogie de rares moments de modernité médiévale où l'artificialité héritée du théâtre kabuki s'insinue dans la production japonaise la plus ambitieuse de l'époque.
 
Ayant débuté dans le muet comme enfant acteur, c'est parce qu'Inagaki traînait depuis belle lurette dans le cinéma qu'on lui confia le rôle de metteur en scène au très jeune âge de 22 ans. Pur produit de l'industrie, il prendra très vite plaisir à faire travailler ses techniciens et ses décorateurs en réinventant constamment sa manière de filmer. Il y n'a pas, comme chez ses compatriotes, un « plan à la Inagaki » et de ses films, on ne retient maintenant que ceux traitant d'héroïsme dévoué à la rescousse du plus faible. Oubliant des œuvres comme l'ambitieux Naissance du Japon, on associe trop souvent l'auteur à une veine conservatrice du cinéma japonais quand on devrait plus justement le comparer à un écrivain naturaliste, un genre de Victor Hugo prenant goût à la longueur de l'histoire d'un « petit » personnage au sein d'une grande Histoire qu'il traverse en donnant du sabre. Autrement, dit, traditionnaliste dans le sujet, Inagaki s'intéresse plus à l'enivrement du récit qu'à ses potentialités critiques.
 
Tout cela pour dire qu'il perpétue la tradition du muet, que sa trilogie du samouraï se regarde autant avec que sans paroles tellement son flair visuel et le classicisme de l'histoire qu'il s'est décidé de mettre en scène nous sont familiers. Rien ne convient mieux à l'idée de chausser de nouveau de bonnes vieilles pantoufles qu'un Inagaki bien construit; l'impression d'avoir devant soi un cinéma confortable et chaleureux dont on pourrait, au fond, se passer parce qu'il est plein de défauts à commencer par la place des femmes qui ne servent que la structure du récit. Incapables de tenir à leurs convictions, les dames de la trilogie se plient au charme de Mifune qui voit en elles à la fois le symbole du civil sans défense, mais aussi la concrétisation de l'appât du gain – c'est pourquoi il devra les abandonner pour se concentrer sur sa voie du guerrier. 
 
Ce bushido est d'ailleurs mieux représenté ici qu'ailleurs. Tandis que les humanistes d'après-guerre remettaient en question, à travers une critique du statut samouraï, la soumission aux traditions qui avait conduit le pays à se jeter dans une guerre sous ordre de l'empereur, Inagaki retrouve dans le plus célèbre des manieurs d'épée une humanité inattendue qui prendra tout son temps – trois films – avant d'éclore. Constamment confronté à des situations qu'il ne peut régler par le seul acharnement de son bras, Musashi était déjà un escrimeur redoutable, mais c'est en entamant son périple sur la voie d'une paix intérieure qu'il apprendra à devenir le philosophe, le peintre et l'enseignant qu'il fut véritablement. Sachant allier les fortes expressions faciales d'un Mifune en colère à une bande sonore grandiloquente, Inagaki utilise le sabre et les grands espaces pour laisser à la volonté de puissance du samouraï l'occasion de se déployer, de se défouler dans un duel contre l'air ambiant (le samouraï ne fend-il pas le vide pour pratiquer la vitesse de ses coups les plus abruptes?), synonyme d'une frustration immense envers ce monde qu'il ne peut pas diriger comme sa force le voudrait, face à ces femmes qu'il souhaiterait aimer en dépit de ses serments héroïques (le tout est illustré avec brio dans une scène où Mifune est suspendu de longues heures durant dans les airs et où il se débat... contre un environnement sur lequel il ne peut encore trouver prise). L'écriture du personnage comme sa définition à travers l'affection des damoiselles et des épreuves guerrières ne sont d'ailleurs pas sans rappeler le Conan The Barbarian de John Milius dont l'histoire est plus un remake de cette trilogie du samouraï qu'une adaptation fidèle des romans de Robert E. Howard.
 
Le véritable héros du Japon se devant d'être plus fort que les adversités, voilà l'individu qu'Inagaki a réussi à constituer de toutes pièces à la fin du premier tiers de sa légende filmée. Ascension spectaculaire et virile où la maîtrise de soi va de pair avec son propre retrait des préoccupations romantiques, celle de Musashi est forgée dans l'acier et aiguisée sur les femmes, princesses en détresse qui attendent son retour... en vain. Car Mifune, dans l'une de ses plus belles performances, avait déjà le regard fixé sur autre chose, sur une carrière qui le confirmerait comme la vedette de son industrie, mais aussi sur la création d'un personnage qui allait se faire la métaphore la plus juste des contradictions entre l'ancien et le nouveau Japon.
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Critique publiée le 14 août 2012.