DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Trishna (2011)
Michael Winterbottom

Les touristes

Par Jean-François Vandeuren
Trishna est le troisième roman de l’écrivain anglais Thomas Hardy que Michael Winterbottom adapte pour le grand écran, lui qui nous avait déjà donné les excellents Jude et The Claim. La présente production s’avère toutefois une adaptation beaucoup plus libre du roman Tess of the d’Ubervilles (auquel s’était déjà attaqué Roman Polanski avec le Tess de 1979), dont le cinéaste se sera permis de transposer les grandes lignes dans la réalité de l’Inde d’aujourd’hui. Évidemment, bien des interrogations font surface lorsqu’un réalisateur occidental s’aventure dans un pays étranger pour ensuite en offrir sa vision au reste du monde, laquelle manque parfois de cette sensibilité si indispensable pour capter les différentes facettes d’une culture sans en altérer l’essence. Un autre cinéaste britannique, en l’occurrence Danny Boyle, aura d’ailleurs pris d’assaut cette ancienne colonie anglaise il y a quelques années. Voyage qui nous aura donné le fameux Slumdog Millionaire (dont Winterbottom aura récupéré la ravissante Freida Pinto pour incarner son rôle-titre), exercice dont l’exotisme grossier flirtait beaucoup trop souvent avec la caricature, mais qui aura néanmoins su séduire un public nord-américain alors plongé en pleine crise économique (comme en aura témoigné cette récolte inattendue de statuettes aux Oscars de 2009). Comme il avait su le prouver par le passé, notamment avec le percutant In This World de 2002, la caméra de Winterbottom est capable d’une grande empathie, traversant les traditions et les frontières - sans les ignorer pour autant - pour diriger toute son attention vers son sujet. Ainsi, l’idée de sortir ce récit classique du contexte de l’Angleterre du XIXe siècle trouvera toute sa pertinence dans ces différences de moeurs séparant un même territoire, une même culture.

Winterbottom se jouera néanmoins habilement de cette notion de cinéaste touriste alors qu’il ouvrira son film sur les vacances d’un groupe de voyageurs britanniques, dont certains sont d’origine indienne, mais ne parlent toutefois pas la langue de leurs ancêtres. Ces derniers seront d’abord confortablement installés sur la superbe terrasse de leur chambre d’hôtel avant de prendre d’assaut les régions éloignées du pays à vive allure à bord d’un véhicule tout-terrain. Une aventure qui les amènera à la rencontre de Trishna (Pinto), une employée de l’hôtel où logera le groupe durant cette excursion. Une rencontre qui s’avérera bénéfique pour la jeune femme alors que l’un des visiteurs se révélera être le fils du propriétaire d’un luxueux hôtel où elle pourrait occuper un poste qui lui permettrait de gagner un salaire beaucoup plus substantiel. Une offre d’emploi qui arrivera à point alors que la famille de Trishna vivra un malheur qui compliquera passablement sa situation financière déjà plus que précaire. Elle y fera la rencontre de Jay (Riz Ahmed), le frère du vacancier et directeur de l’établissement, qui la prendra sous son aile et s’en amourachera peu à peu. Leur relation donnera le ton à la trame narrative érigée par Winterbottom, qui s’intéressera dès lors à la destinée tortueuse de cette femme prise entre tradition et modernité - sur le plan culturel comme amoureux - et cette soudaine ascension sociale que lui permettra son nouvel ami de coeur. C’est ici que le cinéaste prendra le plus de liberté par rapport au roman de Hardy en réunissant ses deux figures masculines diamétralement opposées à l’intérieur d’un seul et même personnage afin de corser cette idylle à double tranchant tandis que certaines révélations envenimeront peu à peu les aspirations de Trishna.

Cette division on ne peut plus claire entre les diverses coutumes et manières de vivre définissant le territoire indien fera progressivement paraître Trishna pour une touriste en son propre pays, elle qui sera partie du plus simple des quotidiens dans sa région natale pour se laisser emporter par la folie et le rythme beaucoup plus relevé de la grande ville. À Mumbai, les habits traditionnels feront place à des vêtements rejoignant davantage la mode occidentale tandis que la jeune femme goûtera au style de vie haut en couleur que pourra acheter l’argent de Jay, elle qui s’immiscera petit à petit dans l’industrie de la dance et du cinéma bollywoodien. Mais cette histoire digne des plus beaux contes de fées ne se révélera vite être qu’un beau mirage et ne pourra que rendre l’inévitable chute de Trishna encore plus symbolique et significative alors que ressortiront les contradictions sur lesquelles repose l’essence de ces personnages empêchant toutes formes de progrès. Il y aura d’abord ce père n’acceptant pas que sa fille subvienne aux besoins familiaux à sa place, cet amant qui exercera une lente vengeance en abaissant sa compagne à un état de servante et d’esclave sexuelle, et finalement cette femme qui fuira par deux fois des promesses de carrière et d’indépendance devant un trop fort sentiment de culpabilité. Une impasse dont se servira Winterbottom pour ponctuer son scénario et nous confronter aux imprévus d’une vie changée à tout jamais par une simple rencontre, une promesse d’évolution qui aura fini par créer l’effet inverse et ramener tout le monde à la case départ, et même en arrière.

De leur côté, les images de Winterbottom évoluent en fonction de la situation de Trishna, arborant un style plus naturel et dépouillé en début de parcours pour ensuite gagner en maniérisme à mesure qu’elle gravira les échelons de la pyramide sociale avant de dégager une aura beaucoup plus sinistre en fin de parcours. Le tout permettra au réalisateur d’éviter bien des pièges dans lesquels auront sombré plusieurs de ses contemporains s’étant aventurés en dehors de leur terre natale au cours des dernières années, même si le Britannique a parfois tendance ici à couper les coins un peu trop ronds. Le réalisateur parviendra tout de même à prouver la pertinence de l’agencement d’une telle approche aux airs de tragédie shakespearienne que finira par prendre son scénario, lesquels se situeront évidemment assez loin de la variante clownesque que mentionnera l’un des personnages secondaires à un certain moment dans le récit. Du coup, le destin de la jeune femme n’aura pu qu’être scellé d’avance après que celle-ci ait refusé de poursuivre son chemin selon ses propres termes. La vie de Trishna se sera ainsi jouée lors de cette première crise de panique par-dessus laquelle elle aurait dû passer plutôt que de rebrousser chemin si elle voulait avoir une chance de garder un minimum de contrôle sur la suite des événements. À cet égard, Trishna rappellera le drame humain dont faisait état Jude, suivant d’ailleurs un arc dramatique similaire en plusieurs points. Et s’il y va parfois d’images un peu trop simplettes pour illustrer l'ascension comme la dégringolade de son personnage, le cinéaste se montrera tout de même assez intelligent pour ne pas chercher à approcher celles-ci sur un ton moralisateur ou en tentant de faire passer un quelconque jugement de valeur pour imposer ses conclusions.
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Critique publiée le 27 juillet 2012.