DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Sukiyaki Western Django (2007)
Takashi Miike

Quand les Japonais font leur poutine italienne

Par Alexandre Fontaine Rousseau
En 1961, Akira Kurosawa réalisait l'immortel Yojimbo. Fraîchement arrivé dans une ville divisée entre deux gangs rivaux, un samouraï errant manipulait les deux factions adverses à son avantage pour finalement ressortir seul et unique gagnant de la sanglante confrontation. Trois ans plus tard, le cinéaste italien Sergio Leone reprenait les grandes lignes de ce scénario - et empruntait au passage plus d'un plan au film de Kurosawa - pour réaliser l'un des premiers western spaghetti. Ce film phare, A Fistful of Dollars, inspira à son tour le célèbre Django de Sergio Corbucci, qui sortira en 1966 et marquera par sa cruauté cette vague de westerns nouveau genre dépeignant l'Ouest américain comme une terre de violence où les codes moraux de l'époque classique n'ont plus aucune résonance. Puis, en 1996, les États-Unis s'approprièrent à leur tour cette histoire - Willis se substituant à Eastwood dans le Last Man Standing de Walter Hill. Avec son irrévérencieux Sukiyaki Western Django, l'iconoclaste Takashi Miike reprend à son tour Yojimbo en prenant compte de toutes les mutations qu'a subit cette authentique fable cinématographique au fil des ans. En résulte une oeuvre parfaitement post-moderne dont le discours culturel est aussi stimulant que la mise en scène survoltée, une épuisante avalanche de gags vulgaires et inspirés épaulée par un kaléidoscope de références de tous acabits ; Sukiyaki Western Django voit son auteur combattre sur deux fronts à la fois, étayant ses tendances populistes les plus excessives tout en ne reniant pas ses aspirations intellectuelles anticonformistes. Ultime satire du remake et critique grinçante de l'hégémonie culturelle anglo-saxonne, Sukiyaki Western Django est à la fois un pied-de-nez bien senti et un film culte calculé s'assumant parfaitement comme tel ; c'est aussi l'une des oeuvres les plus abouties de la titanesque filmographie de l'inégal Miike.

Dans le passé, l'enfant terrible du cinéma extrême nippon a prouvé qu'il était capable du meilleur comme du pire. Miike filme voracement, frénétiquement, touchant à tous les genres parfois simultanément. Sukiyaki Western Django porte les marques de ce goût pour l'éclatement stylistique, rappelant fréquemment les deux Kill Bill de Quentin Tarantino et leur folle propension à la citation filmique. Il n'est donc pas surprenant de voir le réalisateur américain se prêter au petit jeu de Miike, interprétant ici l'Amérique qui apprend la violence au Japon. Son personnage est un symbole, à l'instar d'à peu près tout dans ce « western » délirant où les références construisent par accumulation un propos sur l'occidentalisation de la culture japonaise. Kiyomori, chef du gang des rouges, cherchera chez Shakespeare la clé de la victoire - clin d'oeil manifeste aux nombreux films d'Akira Kurosawa puisant leur trame narrative dans l'oeuvre de l'auteur anglais - tandis que Yoshitsune, son ennemi juré, combat armé d'un sabre et regrette une époque noble où régnaient les véritables guerriers. Ses monologues évoquent Star Wars, autre classique américain ayant emprunté sa philosophie à l'Orient et ses images à Kurosawa. Avec Sukiyaki Western Django, Miike met en scène l'histoire du dialogue entre deux cinémas - et se positionne lui-même en tant qu'enfant bâtard de ces deux mondes. Sa réussite tient au fait qu'il orchestre le tout rictus en coin, assumant chaque cliché avec un mélange d'admiration et d'auto-dérision plein d'aplomb.

Film aux multiples tons, Sukiyaki Western Django articule aussi bien sa caricature que son hommage, un peu à la manière du My Name Is Nobody de Tonino Valerii qui clamait haut et fort la seconde mort du mythe western tout en atteignant des sommets vertigineux d'héroïsme. Le film de Miike, pour sa part, surclasse en hystérie pure les autres collages hyper-référentiels de son genre tout en admettant d'emblée l'absurdité consommée inhérente à ce geste désespéré de provocation. Miike, depuis toujours, cherche à se surpasser - que ce soit en repoussant systématiquement les limites du mauvais goût comme il le faisait dans Visitor Q ou celles de l'outrance qui sert ici de frontière à franchir. La substance même de son cinéma, c'est cet excès ravageur qu'il poussait jusqu'au chaos le plus total avec l'incohérent Izo. La même créativité anarchique est au coeur de l'énergique Django, mais elle est déployée cette fois avec beaucoup plus de maîtrise : formidable effusion de romantisme et de nihilisme, ce Sukiyaki Western alterne entre le souffle épique du cinéma de Leone et un humour juvénile sautant de plein pied dans le slapstick. Miike se permet même entre deux fusillades frénétiques quelques moments d'authentique poésie cinématographique, preuve de son affection réelle pour le canon qu'il pille allègrement. Dans la toute première scène, splendide, il transforme l'écran en un tableau qu'il couvre du sang de ses victimes. Mais tout, chez lui, n'est qu'un jeu auquel le spectateur est convié à participer activement ; pour Miike, il n'y a pas de film sans auditoire et tout est mis en oeuvre pour soutirer coup sur coup une réaction, principal moteur de l'action.

Bien entendu, l'exercice risque d'en exténuer certains par son rythme soutenu, chargé, voire saturé. Mais cette fois, la charge sensorielle est doublée d'un réel exercice de réflexion. Miike, en épuisant le filon du remake et de la citation, annonce sa ruine ; et Sukiyaki Western Django, aussi électrisant soit-il, est marqué par un arrière-goût d'apocalypse. Il offre le spectacle grotesque d'un cinéma se dévorant pour mieux se vomir, ses multiples excentricités ne voilant pas cette profonde certitude l'animant qui veut que tout ait été dit et fait au grand écran. Sukiyaki Western Django est un cimetière d'images prenant vie pour nous divertir, et les squelettes qui y dansent hurlent qu'ils ne sont que des souvenirs de Duck You Sucker! ou des Hellbenders. Jouissif à souhait, le film carbure malgré ses pirouettes formelles au goût du jour à la nostalgie ; mais il a le culot d'affirmer qu'il n'y a rien de mal à cela, et qu'il est même possible de créer de nouveaux sens par la configuration inédite de certaines répétitions. L'histoire du septième art n'est pas linéaire, ancrée dans une chronologie ou dans une géographie fixe. Miike en propose une conception protéiforme, sous la forme d'un dialogue à aire ouverte entre diverses époques et cultures où les juxtapositions insolites n'ont plus rien d'étonnant. En aspergeant le bon vieux western spaghetti de sauce soya, l'agitateur professionnel a cuisiné un véhicule idéal pour diffuser ce manifeste. Et, malgré quelques temps morts dans le dernier tiers, le plat résultant de cette fusion inusitée remplit à la fois sa fonction de bonbon hédoniste et de repas complet. L'exploit est d'autant plus saisissant que l'on n'espérait plus grand chose de l'imprévisible cinéaste.
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Critique publiée le 6 juillet 2008.