DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Question humaine, La (2007)
Nicolas Klotz

La question industrielle

Par Olivier Thibodeau
Tel qu’annoncé par son titre savamment paradoxal, La question humaine n’a rien d’humain. Il s’agit plutôt d’un exposé cérébral et réfrigérant dont seule l’incomparable pertinence politique est source de satisfaction pour le spectateur. Quant au reste, les péripéties verbeuses de ses personnages maussades ainsi que la grisaille morbide de leur univers dépouillé s’avèrent vite abrasives, surtout qu’on nous confronte ici sans relâche aux aspects les plus débilitants de l’existence contemporaine. On assiste ainsi impuissants à l’essor d’une langue assassine qui transforme l’être humain en objet pour mieux le sacrifier, pierre d’assise d’un nazisme corporatif qui menace d’engloutir le monde entier sous l’égide d’un capitalisme décervelant. À la fin, on sort brisé de l’expérience, mais également assagi, puisque confronté à la révélation mystique d’une réalité affligeante que l’habitude nous a fait oublier depuis longtemps. Le film contient en outre l’un des plus rafraîchissants discours sur l’holocauste de mémoire récente, preuve indéniable de la capacité d’un esprit raffiné à réinterpréter les lieux communs afin de leur offrir une pertinence sans cesse renouvelée. 
 
Protagoniste flegmatique d’un récit glacial, Simon (Mathieu Amalric) est un astucieux psychologue travaillant dans les bureaux parisiens d’une multinationale allemande. Mandaté pour établir les paramètres d’embauche et de licenciement des employés, il s’est récemment révélé comme le fer de lance d’une purge massive visant à redorer l’image de sa compagnie auprès des actionnaires. Fort de ses récents succès et d’un professionnalisme qui frise la psychopathie, il se voit bientôt recruté par un cadre affluant pour dresser le portrait psychologique de leur patron, le mystérieux et torturé Mathias Jüst (Michael Lonsdale). L’univers déshumanisant de Simon bascule alors peu à peu vers un univers plus sombre encore alors que les souvenirs de guerre des deux hommes refont surface, confrontant le grand thaumaturge de la phraséologie à un langage technique qui a asservi l’humanité bien longtemps avant qu’elle ne serve de couperet pour employés indésirables, lui réservant souvent des sorts bien pires encore...
 
Pour que jaillisse toute la pertinence du film, il est impératif d’examiner la question de la langue puisqu’elle traverse le récit en entier, cette langue traîtresse dénaturée par les puissants pour mieux desservir une humanité en esclavage. Or, on ne se borne pas ici à un simple appauvrissement orwellien du dictionnaire, préférant explorer quelque chose de beaucoup plus insidieux, soit l’appauvrissement du sujet sous le poids de la terminologie abstractionniste utilisée pour le décrire. Cette froideur descriptive nous frappe d’ailleurs d’entrée de jeu alors que la voix off monotone de Simon nous introduit de façon lancinante à son univers conformiste et déprimant. Décrivant mécaniquement l’entreprise pour laquelle il travaille ainsi que les pratiques coercitives qu’elle exige de lui, on ne lui trouve alors guère plus de vie que les pions en cravate qui s’affairent à l’écran comme des cancrelats à l’heure du repas ou des robots faisant la vidange d’huile aux toilettes. On reste d’ailleurs surpris du contraste entre cette entrée en matière impersonnelle et l’intimisme chaleureux traditionnellement associé à ce type de biographie narrée, contraste habile qui a tôt fait d’établir l’atmosphère morne de l’œuvre. 
 
Les choses se détériorent rapidement puisque tous les échanges de dialogue suivants se font sous le signe d’une cordialité professionnelle qui en sape systématiquement toute la vitalité. Même les scènes de flirt entre Simon et ses quelques maîtresses se trouvent exemptes de romantisme, s’apparentant plutôt à des séances de marchandage qu’à de véritables échanges interpersonnels. Or, bien qu’elles tendent à nous désintéresser du sort des personnages, ces froideurs d’usage constituent l’une des plus solides fondations du film, exemples constamment réitérés du processus continu de glaciation émotionnel global. Le choc ultime survient pourtant vers la fin du récit, au sortir d’une montée dramatique qui force la comparaison entre la culture d’entreprise contemporaine et la culture nazie responsable du génocide juif. Il apparaît sous la forme d’une missive retrouvée par Simon lors de ses recherches, missive datant des jours fastes de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les camions transportant le cargo honni vers les chambres à gaz sillonnaient sans relâche les territoires occupés. La description qu’on y fait de ce « cargo » est à glacer le sang, ramassis de termes techniques visant à retrancher la qualité intrinsèquement humaine d’une vermine qu’on souhaite éliminer de façon la plus efficace et la plus pragmatique possible. Or, si la catégorisation systématique de leurs employés permet aux bonzes corporatifs de les licencier sans remords, la même chose est vraie pour les officiers SS chargés de l’anéantissement de leurs congénères, justifiant ainsi des purges cycliques aux implications alarmantes. C’est d’ailleurs dans cette comparaison que le film trouve sa raison d’être, faisant ainsi une proposition extrême qui nous rappelle l’urgence d’agir pour contrer l’abstraction de l’humanité sévissant dans l’univers froidement corporatif où nous évoluons quotidiennement.
 
La traîtrise de la langue constitue certes l’un des mécanismes de déshumanisation les plus efficaces de l’œuvre, mais c’est sans compter sur la stérilité abominable des décors, laquelle permet d’en saper cruellement la dernière trace d’anthropocentrisme. On constate ainsi l’absence presque totale de fioritures dans les bureaux, même dans les quartiers habitables des personnages. Les murs nus se succèdent ainsi sans relâche, canevas mornes sur lesquels se profilent des gens sans couleur et sans âme, sentinelles du capital dont les seuls épanchements émotionnels se font lors de soirées anonymes où l’on danse bestialement pour mieux oublier notre robotisation quotidienne. Absence totale de cadres ou d’illustrations où que ce soit. Absence de plantes également, comme si la vie entière devant être excise de nos existences pour mieux en maximiser la productivité. L’appartement cossu de Jüst est exceptionnel dans ce sens puisqu’on y retrouve des toiles dans le salon. On découvre pourtant là une simple obligation bourgeoise en constatant bientôt la nudité d’une salle attenante où sont stockés les disques du grand patron, fragments de souvenirs scrupuleusement étiquetés et rangés dans une pièce aux allures archivistiques. Cette dernière contribue d’ailleurs à un discours continu sur la valeur des archives en tant que telles, source de pouvoir et de connaissance, mais également lieu de rangement pour une humanité vouée à la désuétude.  
 
Bien qu’il foisonne d’idées intrigantes, le film de Klotz mise surtout sur une surenchère de symbolisme grossier. Celle-ci ajoute une certaine force d’inertie à l’œuvre, mais elle n’aide pas vraiment à étoffer son propos, se bornant plutôt à réitérer sans cesse la thèse de l’auteur. Quant à la dépréciation de la langue et la nudité des décors, il s’agit là de deux concepts de science-fiction éprouvés. Aussi puissante soit-elle, on se surprend ainsi à voir l’astucieuse comparaison entre le nazisme corporatif et le nazisme hitlérien comme seule force motrice du drame. Heureusement, la mise en scène dépouillée et distante, celle-là même qui fait de l’expérience du film un exercice d’observation pénible, lui est d’un grand secours puisqu’elle complémente parfaitement la froideur de son discours. Ainsi, on est forcé de chercher le protagoniste du regard dans de nombreuses scènes de foule, le surprenant loin en arrière-plan, caché derrière de vulgaires badauds ou écrasé par quelque décor sombre et oppressant. Or, le vide environnant n’a ici de meilleur écho que le vide de la langue. On lui préférera d’ailleurs la musique, mode d’expression passionné et universel qui réussit finalement à lier presque tous les personnages, peu importe leur statut social ou la taille de leurs stigmates.
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Critique publiée le 30 novembre 2014.
 
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Panorama-cinéma Volume 2. Numéro 4.

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