Une lecture biographique de
Tout va bien nous dévoilerait très précisément l'histoire d'un cinéaste à la croisée des chemins. Artistiquement, idéologiquement, mais surtout personnellement. On y verrait les confessions et méditations d'un cinéaste engagé, mais désabusé, désabusé par rapport à lui-même plutôt que par rapport au monde. Que peut faire l'artiste, le cinéaste, en tant qu'agent politique? Quel est son rôle dans les conflits par l'entremise desquels s'écrit l'Histoire?
Godard, cinéaste de la perpétuelle remise en question, ose ici se mettre en scène en tant que « cinéaste engagé » en panne d'inspiration, en panne de révolte. C'est-à-dire qu'il croit que la révolte demeure nécessaire, mais ne sait plus s'il sait - ou s'il a déjà su - comment l'articuler pour lui conférer un sens réel. D'une certaine manière, c'est la légitimité du septième art lui-même que remet en question le cinéaste qui, douze ans plus tôt, en avait ébranlé les fondements esthétiques avec
À bout de souffle.
Tout va bien arrive après trois ans de cinéma militant au sein du groupe Dziga Vertov. Il s'agit, en ce sens, d'une tentative de réconciliation avec l'industrie traditionnelle - celle-là même dont il veut se distancier, à laquelle le cinéaste désire s'opposer. Godard, en signant
Tout va bien, nage en eaux troubles. Lui qui a voulu faire politiquement des films au lieu de faire de simples films politiques, de vulgaires fictions « réformistes », voilà qu'il accepte de faire des compromis. « Pour faire un film, faut de l'argent ». Première phrase qui donne l'impression d'une résignation, d'une abdication à cette logique de marchandisation des images contre laquelle le cinéaste et son complice Jean-Pierre Gorin se sont insurgés au cours des années précédentes. Par un simple gros plan, l'introduction montre et démonte les implications économiques de la production d'un film : une suite de chèques signés, une distribution de l'argent en fonction de besoins. Le cinéma est réduit à cette série de transactions. Puis vient l'admission d'une autre réalité : « si on prend des vedettes, il y aura de l'argent ».
Or, ces vedettes, Godard les choisira stratégiquement - empruntant Yves Montand à Costa-Gavras et Jane Fonda, « l'actrice militante », à l'actualité. Il est le symbole d'un cinéma classique réformé, teinté de préoccupations issues du politique; elle est le symbole du star-système américain « s'engageant », une réalité que Godard et son coauteur Jean-Pierre Gorin critiqueront avec une formidable finesse d'esprit dans
Letter to Jane, film-essai sorti la même année que
Tout va bien. Il jouera au cinéaste. Elle sera journaliste. Détournement de fonds : grâce au prestige de Montand et de Fonda, le film sera financé. Détournement de fond : empruntant leur image de marque à ces interprètes, Godard et Gorin poseront leur regard critique aiguisé sur ce que les deux vedettes projettent.
Tout va bien s'impose donc en tant qu'exemple par excellence du film subversif : cinéma-infiltration, cinéma-détournement. À l'image de ces ouvriers occupant leur usine, le cinéma tente ici de reprendre le contrôle des lieux communs de sa propre aliénation.
Les vedettes, Godard va les amadouer à l'aide d'une histoire d'amour classique, leur faisant très ironiquement réciter quelques lignes de dialogue tirées du
Mépris - son premier film « à grand déploiement » duquel
Tout va bien pourrait être vu comme le pendant conscientisé. Car, en situant son histoire dans la France de l'après 68, en la situant donc historiquement, le cinéaste en fait inévitablement le reflet de son époque : des grèves, de la répression policière, de la bourgeoisie qui commande et des ouvriers qui se battent. La lutte des classes s'insinue naturellement dans le décor, parasite le récit classique. Très vite, le réel réclame sa place à l'écran - et le film s'empresse de lui céder la parole. Godard et Gorin, sous la forme d'une série d'entrevues, élaborent alors un complexe portrait de la situation sociopolitique et idéologique de la France de 1972.
De ce désir de « raconter d'une autre manière pour finalement raconter autre chose » découle la forme éclatée, constamment novatrice, de ce film-laboratoire où chaque expérience fait mouche. Sur le plan de l'esthétique,
Tout va bien s'avère l'un des films les plus ambitieux et accomplis de l'oeuvre de Godard. La mise en scène, constamment mise de l'avant, se déploie comme une série de morceaux de bravoure - la pièce de résistance étant évidemment ce formidable plan-séquence, rappelant le fameux embouteillage de
Week End, au cours duquel la caméra parcourt de long en large les allées d'un supermarché Carrefour pris d'assaut par des manifestants. Ici, la critique de la société de consommation est complète et le fantasme de sa destruction est mis en scène avec autant de fougue que de rigueur. L'autre image célèbre du film, cette coupe transversale de l'usine occupée, demeure quant à elle parmi les plus frappantes qu'ait orchestrées le cinéaste.
Qu'il y ait en filigrane l'effritement du couple, thème récurrent du cinéma de Godard, ne distrait en rien du discours idéologique. Au contraire, cette dimension personnelle ancre le politique dans l'intime, rend l'un indissociable de l'autre. Que ces deux questions soient ainsi liées l'une à l'autre, qu'elles cohabitent ainsi puisqu'elles ne peuvent faire autrement, renforce au fond cette notion que pour Godard le politique s'impose comme considération fondamentale chez l'Homme. L'intime donne somme toute un poids supplémentaire à cette affirmation finale du film selon laquelle il faut commencer à se penser historiquement.
Se penser historiquement : en ce sens où apprendre à se penser politiquement ne constitue pas une négation de l'être, mais au contraire une prise de conscience nécessaire par l'entremise de laquelle l'être donne un sens à son propre quotidien, à sa propre existence et s'inscrit, au final, dans une Histoire qui est celle de la lutte des classes, de la révolte perpétuelle. Ainsi naît l'espoir. « Puisse chacun être son propre historien ».