C'est en travaillant à la création d'intertitres russes pour des films de
Fritz Lang et
D.W. Griffith que le jeune
Sergei Eisenstein, alors âgé d'à peine 25 ans, découvre le potentiel du cinéma. Architecte et ingénieur de formation, il occupait déjà son temps comme décorateur en chef, puis metteur en scène sur des pièces de théâtre patriotiques du début des années 20. Ancien soldat, il poursuivait la lutte de la révolution de Lénine en décorant des trains de publicités pour enorgueillir la population de son récent soulèvement. C'est donc dire que, très tôt, la profession d'Eisenstein se résumait à l'assemblage de formes et de mots de la manière la plus éloquente possible. Connaisseur des difficultés que la conception d'une affiche impose (limites du cadre, visibilité des éléments, agencement des sujets dans l'espace), il transporte son savoir au théâtre où il cherche à éparpiller le point de vue de l'auditoire. Faisant un premier essai avec la pièce
Mexicain de Boris Arbatov (tirée d'une nouvelle de Jack London) en 1921, il travaille à un décor permettant de voir autant le combat de boxe que la foule le regardant. Spectateurs scrutant des spectateurs, son concept des attractions est toujours à son état le plus primitif; souhaitant que le public observe à la fois le ring et les témoins du duel, il s'aperçoit rapidement que la dramaturgie – un art soumis à l'univocité de son espace – ne répond pas à ses besoins. Ainsi, Eisenstein écrit en 1923 son célèbre article Montage-Attraction où, d'après son étude minutieuse de la langue japonaise et ses visionnements répétés des chefs-d’œuvre du cinéma mondial, il en arrive à la conclusion que les plans les plus différents en termes d'espace et de lieu peuvent s'emboîter pour l'obtention d'un sens complètement inédit. De cette longue réflexion naît donc
La grève, mais plus largement, le montage soviétique et, encore plus largement, le montage tout court et, toujours plus largement, les premières lignes de la longue épopée du cinéma engagé.
Non pas que le montage n'était pas un acquis du septième art avant Eisenstein (son admiration pour Griffith et ses montages en parallèle en fait foi), mais jamais avant lui le cinéma n'avait pu compter sur la coupe comme élément principal du discours. Avant même les intertitres, l'interprétation, les décors et les costumes, le montage d'Eisenstein, inspiré de ses théories et des expériences de Lev Koulechov, venait extraire cette abstraction purement cinématographique prisonnière du mouvement constant de l'image reproductrice de réalité. Comment, face à la tempête de la dramaturgie, couper, puis nous déplacer dans un autre espace? Comment, devant la continuité visuelle sans ellipses imposées par le théâtre, oser changer d'angle sans déstabiliser le spectateur, sans lui donner l'impression d'être dans un autre endroit? Eisenstein parvint à contourner les privilèges de la scène pour se frayer un chemin vers l'atteinte du montage le plus dynamique qui soit. Sa manière permettait de prélever de la forme cinématographique des capitalistes, une matière qui ne serait pas faite de la même essence, une vision qui conviendrait aux espérances socialistes de la nouvelle Russie.
Présentation des héros et de leurs problèmes à résoudre, avec le recul, le cinéma d'Eisenstein est plus une question de moments précis que d'un récit. La continuité des séquences est rapidement écartée par l'importance des événements. L'opus se découpe en plusieurs segments clairement identifiés pour ainsi permettre au cinéaste de couper court dans ses liaisons et laisser toute la place possible aux instants mémorables plus l'histoire progresse.
La grève, comme
Le cuirassé Potemkine et
Octobre, s'avère une suite de péripéties fortes où Eisenstein se surpasse constamment dans un crescendo de talent à étourdir même le spectateur d'aujourd'hui. Avec la collaboration d'Eduard Tisse, certainement l'un des plus grands directeur photo du cinéma, il accélère les scènes révolutionnaires et ralentit les plus calmes qui les séparent. Il filme en contre-jour les rébellions et capte dans le détail la peau la plus grasse et suintante lors des cocus à complots. Comme dans sa structure visant à faire se percuter deux sens éloignés (pour lui, la signification devait pénétrer le cerveau du public « à coup de marteau »), le style de ses scènes affiche la même dualité. Lors des réunions patronales, on reconnaît ses origines, lui qui a travaillé sur tant de parodies de pièces de théâtre occidentales. Flirtant avec le rire, son film s'assombrit aussi vite en mettant en scène des ombres se révoltant, puis ces nouveau-nés étant jetés du haut d'une usine. Pendant que les chefs appellent l'armée pour massacrer leurs employés, le cinéaste insinue que tous les travailleurs, tous les fonctionnaires, tous les citoyens ont le pouvoir et même le devoir de se lever contre l'oppression, l'adversité et l'exploitation de leurs propres corps prolétaires, carburant humain du nouveau monde industriel.
Pour lui, ce nouveau montage n'est cependant pas étranger aux sacrifices. Avec lui, les têtes d'affiche disparaissent graduellement. La masse devient le héros tandis que les héros deviennent les antagonistes. Plus les personnages sont isolés, plus ils sont riches et susceptibles d'être corrompus. Sans parvenir à démonter intégralement les trouvailles de Griffith en matière de montage parallèle, il préfère les porter à un niveau intellectuel plutôt que narratif. La fameuse finale de
La grève, où les grévistes sont massacrés en alternance avec des plans d'abattoir, en est l'aboutissement. L'instant et le lieu où les bovins sont tués importent peu, car seulement l'image horrifiante de leur égorgement, de leurs yeux globuleux se révulsant lentement jusque dans la mort, compte. Lorsque nous revenons aux travailleurs, le massacre est fait sans que l'on ait eu besoin de les voir mourir, ce qui aurait été sans contredit moins dramatique. En effet, inscrite dans une histoire du cinéma où la mort artificielle est commune, la mort « documentaire » d'un animal nous affaiblit suffisamment pour permettre aux cadavres humains interprétés par des comédiens de nous achever.
Le triomphe de cette dernière scène n'est pas étranger à sa place dans l’oeuvre. Finale, elle l'est sous deux angles, soit celui du récit et de la technique. Les métaphores animales nous ont été présentées dès la première partie où les espions des industriels infiltrés au sein des ouvriers étaient comparés à des hiboux, des coqs et des singes. Plus tard, les premières étapes de la révolution seront accompagnées de poussins, puis des petits pas d'un enfant. Le dernier réveil des grévistes avant leur massacre se fait lorsqu'ils s'extraient des bouches d'aération dans lesquelles ils ont pris refuges comme des chiens de prairie sortant la tête une dernière fois de leurs trous. La grève s'active, nous dit la succession de plans, tout comme l'évolution de l'homme primitif-enfant jusqu'à son état de révolutionnaire-adulte; pour Eisenstein, l’homme véritable est celui défiant l'autorité. Cette histoire de l'Homme avec un grand H, du prolétaire, c'est aussi l'histoire de toutes les espèces, de la Terre entière, voire du cosmos où toutes les matières jusqu'à la molécule luttent contre un phagocytage trop facile. Eisenstein aime que les extrêmes restent perchés sur leurs extrémités, qu'ils résistent à la soumission. Après tout, c'est là toute la clé de son montage des attractions et c'est aussi en ça que son oeuvre demeure aujourd'hui porteuse d'une poésie industrielle - la plus belle avec celle de Zola - écrite à l'huile sur de la peau cornée, une poésie qui a été celle de tous les grands mouvements socialistes du siècle et qui, plus encore, transcende le cinéma et les arts jusque dans la rue, là où le futur s'écrit.