DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Keyhole (2011)
Guy Maddin

Le retour d'Ulysse

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Guy Maddin, poète des pulsions, du refoulé, de la mémoire comme un territoire, un lieu géographique précis, ne se lassera semble-t-il jamais d'explorer les allées labyrinthiques de son propre inconscient. Ce grenier d'obsessions, d'images pigées ici et là dans une histoire du cinéma qu'il représente comme une extension naturelle de sa propre expérience, le réalisateur canadien est passé maître dans l'art d'en mettre en scène le désordre, l'inquiétante étrangeté, sous la forme d'un jaillissement violent - comme si, sous l'effet d'une pression accumulée, son subconscient éclatait pour ressurgir à l'écran sous la forme d'un songe fiévreux, d'un tressaillement ininterrompu de l'esprit. L'onirisme de Maddin n'est en rien contemplatif; c'est une agitation psychique furieuse, frénétique, une danse rêvée où les fragments de souvenirs incertains et les hallucinations biographiques à demi inventées s'entrechoquent confusément. Confrontant ce tumulte dans l'espoir d'y ramener l'ordre, les « héros » de ces séances d'exorcisme intime finissent par s'effacer dans le flot de leur propre confusion; et le spectateur, quant à lui, observe le tout tel un voyeur placé face à des éclats oubliés de ses propres cauchemars érotiques, de ses propres traumatismes enfouis.

Le titre dit tout : Keyhole. Entrevoir, par le trou de la serrure. Enserrante impression, tout au long de la projection, d'être un passager clandestin, le témoin illicite de rites secrets auxquels nous ne devrions pas avoir accès. Ce sentiment d'interdit, Maddin l'exploite habilement, le déployant de manière à ce qu'il devienne une atmosphère, s'imprègne en nous et ternisse irrémédiablement notre regard. Regard primaire, primitif, tourné tout entier vers l'obscur, vers la noirceur de l'âme. Dilatation pupillaire, comme si l'oeil cherchait à capter l'invisible, à tout embrasser d'un seul coup. Le trou de la serrure découpe le réel, le rend confidentiel. C'est ce caractère mystérieux qui confère tout son sens à ce qui se situe de l'autre côté de la porte. Maddin l'illusionniste ne cherche pas à comprendre, à expliquer ces visions énigmatiques. S'il les expose, c'est pour mieux mystifier. Tant et si bien qu'après le film, nous en savons plus sans vraiment comprendre mieux. Le rideau se referme, abandonnant le spectateur aux ténèbres de sa propre confusion, dont ce cinéma n'est au fond que l'angoissant reflet.

Au fond, Keyhole, c'est encore un peu My Winnipeg et cet Ulysse revenu d'on ne sait trop quelle odyssée, c'est encore Maddin qui retourne à la maison, sur les lieux de l'enfance, pour recomposer son propre passé à partir des ruines de sa mémoire. Tout un pan de son oeuvre pourrait se résumer à cette quête, à cette archéologie identitaire présentée sous forme de psychanalyse cinématographique. D'où la force de cette scène où son protagoniste, pour ressusciter ce passé qui ne cesse de lui échapper, devient en quelque sorte scénographe de ses souvenirs - dirigeant les fantômes de ses proches pour placer des objets tels qu'ils étaient autrefois, il ordonne sa mémoire en orchestrant une mise en scène du passé. Comme pour réduire la distance entre soi et soi-même. Or, chez Maddin, c'est le cinéma tout entier qui contribue à ce rapprochement : le spectre des genres - ici le fantastique et le film noir - engendre cette familiarité de l'étrange, ancre cette expérience insolite dans l'intimité du cinéphile. Mais, paradoxalement, si, tel Ulysse, le spectateur revient « chez lui » en entrant dans cette archive d'images connues, celles-ci lui paraissent subitement étrangères. Cherchant des repères à même le chaos, ceux qu'il trouve sont méconnaissables.

En ce sens, cette métaphore de la maison hantée illustre parfaitement la conception que Maddin propose tant de la mémoire que du cinéma : un espace dense de souvenirs, oubliés ou non, qui remontent à la surface sous la forme de chimères, d'obsessions. Et, parallèlement, sa manière de faire autrement un cinéma des premiers temps situe son film dans un au-delà achronique, dans un espace abstrait que l'on pourrait dire en retrait du temps - décalé du présent, nostalgique du passé, n'appartenant pas plus à celui-ci qu'à celui-là. Ici, les temps se superposent, s'entremêlent, jusqu'à ce que cette cohabitation incestueuse nie la notion même de « présent », de même que sa suprématie apparente. Comme si le présent s'engouffrait dans le passé, était consumé par celui-ci; aussitôt morts, les personnages deviennent des fantômes, figés à tout jamais dans un temps uniforme, indistinct… Un doute plane d'ailleurs à la fin du film quant à savoir si ce spectacle n'était pas au fond qu'une répétition - un présent repassant en boucle, déjà passé, déjà mémoire, déjà fantôme.

Lugubre et déboussolant, ce complexe enchevêtrement de visions surréalistes, souvent troublantes, s'avère au final l'un des films les plus « difficiles » dans l'oeuvre d'un auteur qui n'a pas en partant l'habitude des compromis. Assumant jusqu'à l'extrême ses excentricités, avançant tel un funambule sur un fil de fer oscillant au-dessus du néant, l'audacieux cinéaste accouche ici d'un autre objet atypique au lyrisme glorieusement sordide, à la beauté singulière. Avec lui, il faut accepter de se perdre, de s'abandonner totalement au cinéma. Car le cinéma, somme de son histoire,  somme des expériences humaines, est chez lui l'expérience ultime par laquelle est transcendée la perception superficielle, élémentaire, de l'univers. Maddin, disciple à la fois d'Eisenstein et de Murnau, fait des films comme si seuls les films permettaient d'appréhender le réel de manière juste. Et quand il laisse quelques couleurs percer  parmi ses images en noir et blanc, on a l'impression de voir de la couleur pour la toute première fois de notre vie.
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Critique publiée le 12 avril 2012.