Si le travelling est affaire de morale (dixit
Godard), l'immobilité n'engage-t-elle à rien? Les films québécois des quatre ou cinq dernières années nous portent à croire que de tels jugements peuvent facilement être portés sur notre cinéma national. Immobilité des cadres, stagnation du récit dans des apitoiements toujours plus pesants, ce cinéma de la déprime, certes, bien fait et auteuriste autant qu'on le voudra, pêche de plus en plus par la mode qu'il a créée et dont il a aujourd'hui de la difficulté à s'extraire. En fait, il est fort probable qu'on ne retienne pas assez le travail d'
Ivan Grbovic pour ces raisons. Lui qui a étudié à l'AFI et qui coscénarise avec la directrice photo vedette du « nouveau cinéma québécois » Sara Mishara est pourtant entièrement derrière le succès de son premier long métrage. Une oeuvre léchée qui refuse catégoriquement de n'être qu'un film d'auteur; n'adorant pas l'image sans trop connaître la nature de ce qu'il filme (
Denis Villeneuve en est le malin génie), sans non plus se servir du style jusqu'à anéantir le récit par excès d'esthétisme (
Denis Côté a reçu ses lauriers de cette manière), l'auteur se situe dans l'entredeux, dans la tempérance. Contrepoids parfait à
Jo pour Jonathan,
Roméo Onze nous donne l'impression qu'à eux deux,
Giroux et Grbovic ont fait le tour de la question, tant dans leurs sujets que par les extrémités esthétiques qu'ils ont explorées. Ces sont des cinéastes du beau risque. Preuve en est, ce plan-séquence vertigineux où le cinéaste nous fait saisir l'idée que le travelling, son plan steadicam, rend « réel », redonne au cinéma sa temporalité juste : celle des hommes qui avancent et non pas la fixité de ceux qui pleurent.
L'effet fonctionne plus qu'ailleurs peut-être parce que son jeune Rami est atteint d'une paralysie cérébrale qui aurait dû l'empêcher de marcher. D'avoir un personnage se déplaçant si difficilement dans un film où la caméra semble si agile donne l'impression que Grbovic est parvenu à inverser la mode des grandes actions se déroulant lors de plans fixes en faisant tourner le monde autour d'un adolescent qui n'a pas le contrôle sur celui-ci, qui peine à marcher à la vitesse de la caméra. Lors de ces séquences sans interruption, Rami alias Roméo s'avère plus adulte à la fin du plan qu'il ne l'était au début. L'ayant suivi de la table du restaurant de l'hôtel jusqu'à la toilette et jusqu'à sa chambre alors qu'il attendait son premier rancart, il nous incombe de ressentir les impératifs amoureux se pressant contre son coeur et le nôtre. Comment pourrait-il rencontrer la fille qu'il n'a draguée qu'en clavardant? Que lui dira-t-il, lorsqu'elle se rendra compte qu'il n'est pas un riche homme d'affaires se prélassant dans des vols première classe entre New York et Los Angeles? La somme des mensonges de la première moitié du film se récapitule lentement alors que nous le voyons patienter, seul dans un cinq étoiles montréalais, bouquet de fleurs à la main. La mise en scène récupère son sens qu'on oublie trop souvent, celui de mettre une idée en scène, de mettre en scène comme on mettrait en boîte des éléments du discours.
Sans jamais se cacher d'utiliser la structure classique du passage à l'âge adulte, l'originalité de
Roméo Onze est relative à la minutie de sa production, aux détails de ses décors s'examinant dans les écarts entre la maison sombre et peu éclairée d'immigrants libanais et les grands espaces lumineux des tours à bureaux autour desquelles Rami rôde comme s'il en retirerait un cachet qu'il pourrait à son tour imiter. Convaincu qu'il ne plairait à personne, il ne trouve pas mieux que « roméo11 » pour s'identifier sur le net. Roméo pour Shakespeare, mais pourquoi « onze »? Pour 2011? Rami est définitivement de son temps.
Chaque échange en ligne, chaque bruit de la touche « entrée » et chaque attente plongent le spectateur dans le monde torturé d'un jeune homme du XXIe siècle. Ce n'est plus la cour en bas du balcon, ni le petit mot écrit en classe ou le coup de téléphone. C'est le « Quand est-ce qu'on se voit? » (car après tout, ils ne se sont jamais rencontrés) apparaissant indistinctement sur l'écran cathodique de Rami qui le gêne et jette le cyber-romantique en bas de sa chaise. Sans émotion, sans même l'écriture soignée et tout en rondeur d'une petite amie du secondaire, sans l'hésitation mi-coquine, mi-incertaine de la promenade dans le parc, Rami reçoit une invitation informatisée, pixélisée. Son grand combat contre sa maladie et la lutte pour gagner une confiance en lui qu'il espère toujours est d'autant plus périlleuse que ses espoirs n'ont rien de concret. Pris à se morfondre avec une poignée de photos en basse résolution de son adorée, il est contraint à se comparer sur l'échelle impitoyable de la machine informatique, cette nouvelle manière de tisser des liens n'acceptant que l'image numérisée et les polices d'écriture; c'est parce qu'il grandit aujourd'hui, que le mal-être de Rami est si prenant et c'est pourquoi
Roméo Onze est au moins autant la description de la décrépitude des relations humaines que le parcours initiatique d'un jeune fils d'immigrants libanais à Montréal. Dans un monde d'hommes-machines, Rami est doublement désavantagé de ne pas être une machine bien huilée.
Au-delà de sa structure classique,
Roméo Onze se base sur un rare désir de performance pure. Celle du jeune comédien
Ali Ammar devant se surpasser pour jouer un personnage soumis à ses conditions de vie, mais aussi celles de tous les non-acteurs se pliant sous le regard de
Joseph Bou Nassar, acteur débarqué du Liban pour Grbovic et qui intimide tous les autres de sa seule présence dans une pièce. Incarnant le père sévère de la famille, il calme le film, permet à ces jeunes interprètes de se laisser guider par des obligations familiales les invitant à se mesurer au monde tout à fait concret du travail et des études. Les protagonistes ne vivent pas de leur spleen. Ils existent en dehors du film, font la vaisselle dans un restaurant de quartier et ratent l'école pour être en amour. Tout leur quotidien, en moins d'une heure trente, devient le nôtre. Il nous imprègne dans ses moindres détails d'une formidable authenticité. Que Grbovic soit parvenu à parler d'immigrants libanais sans faire un film sur l'immigration relève avant tout de l'exploit, mais aussi du bon goût. Son originalité, c'est sa vision limpide des rapports tels qu'on les entend aujourd'hui, c'est la définition de l'autre non plus comme l'étranger à la couleur de peau différente, mais bien à cette personne arborant une photo de profil Internet ne s'étant jamais matérialisée. Grbovic, dans un premier film faisant part d'un talent que d'autres prennent des années à acquérir, a pris le parti du réalisme, celui où la modernité nous élague du monde sensible là où trop d'auteurs se reposent d'emblée sur leurs personnages-philosophes. Sans ne rien espérer du cinéma québécois se portant déjà si bien, nous nous permettrons de souhaiter un peu moins de ceux-là, les incorrigibles contemplatifs, et un peu plus de ceux-ci, les analystes de la normalité; catégorie inventée (parce que nous ne pouvons nous contenter de dire que le cinéma québécois vit ses plus belles années depuis longtemps - soyons exigeants) dont Ivan Grbovic fait visiblement partie.