Chaque nouvelle production des studios Ghibli est sans aucun doute l’occasion de prendre le pouls de l’imposante industrie du dessin animé japonais. C’est aussi, annuellement, l’occasion d’opposer de nouveau l’empire Miyazaki à l’empire Disney. Car bien que le premier soit distribué par le second en Amérique, cette imposture ne saurait voiler la différence fondamentale qui les sépare : récits sur la condition de l’homme, ceux de Miyazaki se sont toujours radicalement éloignés des mondes féériques que nous pouvions habiter chez Disney. Ces mondes, qu’ils soient un château ou un cirque ou l’Olympe, sont des Édens pour le héros ou l’héroïne qui, pour les atteindre, doivent être prêts à se sacrifier. Dans cette ascension vers un monde qui plane toujours au-dessus de la tête du protagoniste, celui-ci perd de sa personnalité au profit d’une intégration parfaite dans le nouveau monde. Hercule doit renoncer à l’immortalité, la petite sirène à sa protubérance aquatique, la bête à sa forme de bête : chez Disney, l’union dans l’amour (avec autrui ou avec le monde lui-même - comme avec
Pinocchio) passe dans l’uniformisation de l’être, donc dans le conditionnement à un système basé sur la « performance ».
Il faut alors voir le monde humaniste de
Hayao Miyazaki comme une solution viable au monde enchanteur des enfants disneyens, où la poursuite d’un objectif héroïque et la métamorphose des gens qui les entourent passent avant la découverte et la compréhension des autres. C’est la différence entre une structure grossièrement américaine et une autre typiquement japonaise, basée sur le culte animiste du shintoïsme où l’humain doit vivre en équilibre avec le monde.
Hiromasa Yonebayashi définit en ce sens un nouveau standard de qualité chez Ghibli. Là où le fils de Miyazaki (Goro) n’a su nous convaincre que trop peu de son talent en deux longs métrages, Yonebayashi parvient à inverser parfaitement le schéma disneyen par l’apport de ces petites personnes, ces chapardeurs qui vivent comme nous, mais chez nous et en plus petits.
Habitant une vieille boîte de fruits, se servant d’une épingle comme épée ou d’une bobine de fil à coudre comme poulie, ils nous empruntent un tout petit peu des objets de notre quotidien. Du sucre, des biscuits, mais rien de trop, car ils vivent dans la nécessité même, ni dans l’opulence ni dans la survie. Chez eux, le moindre chat, la moindre framboise et le moindre poisson retrouvent leur majesté originelle, soit celle de la nature encore pure. Ainsi, la jeune Arrietty se liera d’amitié avec le jeune garçon malade de la maison par curiosité, mais d’abord parce qu’il a souhaité chambouler leur environnement. Intrigué par la découverte de ces êtres vivants sous le plancher, le jeune homme prend sur lui la mission de leur venir en aide jusqu’à leur installer une cuisine flambant neuve extraite d’une vieille maison de poupée. À l’instar d’un zoologiste malhabile, son intervention chamboulera la biosphère des chapardeurs et les convaincra de partir. Si Yonebayashi n’avait pas été assez clair, il s’efforce de renforcer son discours lors d’un dialogue entre Arrietty et son nouvel ami géant. « Vous êtes une espèce en voie de disparition. Ces espèces, je n’ai appris qu’à les connaître dans les livres », lui dit-il. Ne souhaitant toujours pas vivre sous la protection des humains, l’héroïne et sa famille s’exilent dans l’espérance de trouver un nouveau foyer tout en risquant le pire au fil de leur longue odyssée - celle-ci importe peu, car le film se clôt sur le début de leur voyage.
Fidèle aux préceptes de son maître, Yonebayashi poursuit le dialogue écologiste qui était si émouvant dans
Ponyo en transcrivant l’expérience humaine - dans la mesure où les chapardeurs nous sont identiques - au coeur du récit. Non plus la condition de l’homme telle qu’on l’entend, celle-ci se construit dans
The Secret World of Arrietty à partir d’un processus de comparaison, génial parce qu’il est simple. Nos actions se retournent contre nos doubles gros comme des insectes. Qu’il ait dessiné des humains ou des rats chassés d’une maison, la structure de son oeuvre aurait été identique, mais c’est bien parce qu’il nous donne à voir notre violence inconsciente (comme celle de la femme de ménage souhaitant les capturer comme s’ils n’étaient que de la vermine) que le premier long métrage de Yonebayashi réussit, où tant d’autres ont échoué, à suggérer sa morale sans jamais la rendre impérative.
Rien n’est imposé. Un suspense tranquille borde les scènes de « tension ». Une trame sonore magnifiquement composée se charge d’adoucir tous les moments périlleux. Le chat qui aurait pu être un ennemi de taille s’avère finalement une peluche coopérant avec Arrietty. Les mondes des studios Ghibli ne commandent plus l’action comme au temps de
Porco Rosso ou de
Princess Mononoke, car ils préfèrent aujourd’hui montrer la manière dont elle pourrait être désamorcée. Sans réel antagoniste, sans réel enjeu sinon que de montrer deux quotidiens qui ne peuvent se mélanger (malgré la volonté toute puissante de l’Homme à se faire garant de la Terre entière), ce style appelle à la réflexion plutôt qu’à la violence. Les visages d’Arrietty et de l’adolescent sont interchangeables - calqués sur celui de la lointaine Nausicaa, ils sont asexués - et n’expriment que le calme et la sérénité. Excitation et peur, comme chez Miyazaki, se transmettent par la pointe de leurs cheveux et de leurs vêtements. L’être est pur, mais ce qui gravite autour de lui est une tempête, soufflé par le vent, mouillé par la pluie, les larmes. Sans qu’aucune relation amoureuse ne soit possible entre les deux personnages, une véritable amitié se tresse pourtant rapidement. Comme pour ce qui est de l’apaisement des colères humaines, Yonebayashi contrecarre le problème obligé de la romance en concentrant toute son attention aux détails étoffés de son récit qui s’en portera mieux ainsi.
Minutie du décor, beauté des pastels, la perfection de l’animation et la fluidité des mouvements a de quoi émouvoir, encore plus aujourd’hui où le long métrage d’animation traditionnel a été délaissé par Disney au profit de l’animation numérique. Grand discours sur la nature,
The Secret World of Arrietty vante aussi la plasticité magique de l’animation, celle qui accumule les détails et s’amuse à grossir sous le microscope du cinéaste ce monde qui nous entoure et que nous n’avions jamais vu ainsi dessiné. En se rapprochant dans les herbes pour voir les chapardeurs, on se rapproche aussi de la matière de la vie, de la terre, de ce que le trait de crayon tente si bien d’esquisser et de remplir de ses couleurs uniformes superposées sur des « tableaux » comme on en voit de moins en moins. Ceux-là proposent une nature plus classique, issue des traditions impressionnistes, en ne traçant du monde que quelques impressions de lumières imprimées sur la rétine. Et pendant que le jeune garçon du film retrouve « le goût en la vie » parce qu’il a su la voir de si près, dans ses micro-détails les plus merveilleux, nous, nous retrouvons graduellement le goût de l’animation, ce désir de voir le monde se dessiner devant nous. Nous retrouvons une abstraction qui est le propre de chaque dessinateur, cette saveur du coup de crayon et de l’épaisseur de la couleur qui, en dépit des progrès de l’informatique, ne pourrait être ailleurs que la reproduction d’un trait, qu’un clonage coloré, qu’une perfection lisse ayant oublié toute la minéralité essentielle de la mine et l’abondance chaleureuse du feutre.