Le confort et l’indifférence, suggéré par Roger Frappier, allait servir à
Denys Arcand de troisième et dernier film pour sa trilogie politique sur le Québec. Après les années Duplessis et la crise du textile, le cinéaste filme la défaite du « oui » (ou la victoire du « non », c’est selon), au lendemain du référendum de 1980. Avec des heures de métrages sur les épaules, la concision semble impossible et la nature même de son documentaire demeure problématique : comment prendre du recul, comment regarder de si loin un évènement qui s’est passé si près?
Prendre du recul, c’est déjà écouter, aux dires d’Arcand, ce conseil de Pierre Perrault et filmer le lendemain plutôt que le moment décisif du vote. C’est donc filmer non pas le moment historique en soit, mais plutôt ses retombées; l’Histoire n’est pas faite de césures, mais de continuités superposées, devrait-on dire. Alternées avec le personnage de Machiavel, inclut ici pour briser la continuité classique du documentaire, l’archive et l’actualité (publicités, témoignages des citoyens) dressent un noir tableau de la politique canadienne lorsque nous revenons en haut de cette immense tour à bureaux surplombant Montréal. Machiavel est là, ou plutôt Jean-Pierre Ronfard, accoutré dans un costume théâtral et jouant les stratèges florentins en nous faisant la morale à coup de « Des hommes, on peut généralement dire ceci… ». L’idée semble hautaine, mais c’est parce qu’elle ose intellectualiser des discours du quotidien.
La dialectique d’Arcand commence précisément avec l’arrivée dans le cadre de cet anachronisme dessiné à gros traits. La distance imposée entre l’adhésion partisane du spectateur et les images est sabotée. Aussitôt notre excitation politique portée aux nues, cette voix parlant un français trop classique quand nous n’entendons ailleurs dans le film qu’un joual si familier vient briser notre souffle contestataire. Si Arcand s’engage ici dans le grand projet de faire de l’histoire avec ce qui est si récent, ce n’est certainement pas en nous engageant à notre tour qu’il compte y arriver. Nous invitant à rester calmes, il prendra le temps de nous dresser le portrait de la situation.
La structure didactique et foncièrement pédagogique du film ne saurait en effet être sa plus grande qualité si le propos du
Confort et l’indifférence n’était pas aussi attaché à ignorer les préjugés politiques classiques. Alors que le débat référendaire s’enlise aujourd’hui dans une séparation gauche-droite de la politique, Arcand préfère porter sa réflexion sur les classes plutôt que sur les partis : une décision de qualité historique, sociologique et anthropologique plutôt que politique et nécessairement partisane - là est peut-être la cloison qui sépare son univers de celui de Falardeau. Critiquant cette fausse division quant aux camps du « oui » et du « non » se cantonnant dans la gauche (basée sur un principe d’égalité) et la droite (sur un principe de liberté), il tente de révéler la réelle division sur le vote souverainiste, soit celle, verticale et non plus horizontale, entre riches et pauvres. La première est à débattre sur la place publique et profite aussi d’un équilibre lié de près dans l’imaginaire collectif - la division gauche-droite québécoise ne saurait être qu’équilibrée à 50-50, comme-ci le statuquo était centriste et que le succès politique était ici de l’ordre du funambule plutôt que du progrès dans une direction ou l’autre.
La seconde ligne séparatrice, beaucoup plus scandaleuse, car elle ne saurait se faire passer pour une médiane aussi parfaite (elle révèle plutôt un grand nombre de pauvres et un petit nombre de riches), est éclipsée des médias. Cette schématisation du référendum n’est pas politique de façon univoque. Elle est plutôt historique. C’est une perspective inégalitaire, donc révoltante, et qui permet de remettre en contexte l’événement avec le passé et le futur de la province. La rage d’Arcand porte justement sur ce camouflage odieux des véritables enjeux du référendum, de ces schémas qui occultent les rêves qui pourraient être communs. N’insistant jamais sur les pours et les contres d’une souveraineté-association, le cinéaste maintient son pari de philosophe et, sûr de lui, pense qu’une fois cette tromperie démontrée dans son film, la réponse coulera de source.
Mais la tâche - celle de redresser cette opposition parfaitement dichotomique en injustice verticale et sociale - s’avère difficile. N’ayant avec lui que ces paroles de Machiavel pour nous fournir le point de vue des plus hauts tout en expliquant la manière dont les masses réfléchissent leur sort, Arcand est un bon croyant dans les vertus du montage dialectique. Sa manière d’intervenir n’est autre que l’accumulation d’images d’archives (discours politiques, rassemblements) à celles d’un échantillon diversifié de la population. L’ouvrier, le fermier, l’artisan, l’immigrant, le bourgeois, le hippie, tous les regroupements y passent et le cinéaste ne se permet de modification que lors des discours libéraux. Arrêt sur image sur les cris dégoulinants de Camil Samson, associations entre les discours identiques de Jean Chrétien et Claude Ryan, commentaire hargneux de Machiavel sur les sorties de Pierre-Elliot Trudeau, la fine crème libérale est passée dans le collimateur non pas parce qu’elle représente la droite canadienne, mais bien parce que son discours repose essentiellement sur l’argent et le triomphe du capitalisme sur les idéaux moraux d’une nation. En accumulant les références aux chiffres dans un long aparté surréaliste, l’auteur soulève le coeur du problème en démontrant que l’affaiblissement des richesses économiques présentées ainsi par ces politiciens a découragé la population face à son beau risque.
Le confort et l’indifférence est-il pour autant une manipulation de premier ordre? Tronque-t-il du réel la partie qui lui convient autant que Falardeau avait pu le faire (brillamment, cela dit) dans
Le temps des bouffons? Non, car le regard d’Arcand l’historien regarde avant tout des symboles de notre société : le stade olympique, ses foires et ses jeux, mais aussi notre télévision. La tour à moitié achevée règne sur Montréal, apothéose d’une ambition probablement mal placée. Les espoirs souverainistes sont brisés, les discours viennent cautériser les plaies pendant que le PQ est reporté au pouvoir pour une deuxième fois.
Le confort et l’indifférence porte dans son titre deux épithètes semblant s’apposer trop facilement au Québec et à la mélancolie des dernières séquences du film - il se permet d’être enragé seulement parce qu’il semble discréditer le peuple dont il est le produit.
Les confrères de l’ONF filment un peu partout à travers la province. Les grands de l’institution publique ramènent avec eux des images qu’Arcand intégrera dans son film. Perreault filme des fermiers en Abitibi, Rached filme des immigrants, Groulx se penche sur un combat de boxe. Dernière ode aux rêves brisés,
Le confort et l’indifférence s’avèrera le dernier documentaire de son auteur et le dernier des grands films de l’âge d’or de l’ONF. Ou quelque chose comme, car sa structure fidèle à l’école de l’institution et son efficacité pédagogique, cantonnées dans les derniers retranchements du cynisme cher à Arcand, révèlent ce qui causera bientôt sa perte. À la veille d’une grande crise qui traversera le cinéma québécois d’un bout à l’autre, voilà un premier chapitre de la carrière du réalisateur qui se termine avec amertume. Mais ce ne sera que partie remise, car d’Arcand, on peut généralement dire ceci : s’il déjoua les pièges politiques pour mieux nous en rapporter un précieux enseignement, son amertume, si noire qu’elle m’apparaît toujours terrifiante, transforma la tentative d’un humanisme québécois en existentialisme trop conscient de sa propre défaite. Une conscience dont il explore encore les moindres recoins.